Territoire de Mayotte, cent unième département français depuis peu, île écrin perdue dans l'océan indien entre l'archipel des Comores et l'île de la Réunion.
Je me souviens d'une amie ayant vécu là-bas qui me racontait que les petits mahorés en maternelle tiraient les cheveux blonds de sa fille en croyant que c'était de l'or. Elle faisait la queue au Shopi du coin pour un paquet d'épinards surgelés ; à force, elle avait renoncé, et était devenue la reine du système D, tandis que son mari, brigadier chef à la PAF, remorquait tous les jours les kwassas-kwassas.
Elle me racontait aussi les couples de métropolitains qui explosaient au bout de seulement quelques semaines dans l'île, alors qu'ils semblaient être solides en Métropole.
Enfin, nous recevions des mails, surtout ceux de fin d'année, la famille en maillot de bain sur la plage, les bonnets de Noël sur la tête.
Le paradis. En apparence seulement. Depuis, deux de mes voisins ont signé trois ans aussi pour Mayotte. Ils nous appellent de temps en temps. Ils nous expliquent les violences qui ont eues lieu récemment mais que taisent les médias. Ils nous racontent aussi la misère quotidienne des clandestins, la vie "entre blancs" tant il est difficile de se fondre dans la masse, mais aussi la douceur de vivre, de prendre le temps pour tout, et cette chaleur qui poisse vos vêtements dès le matin.
"De là où je vous parle, ce pays ressemble à une poussière incandescente et je sais qu'il suffira d'un rien pour qu'il s'embrase".
Nathacha Appanah raconte aussi cette île, ce territoire perdu, inconnu pour beaucoup, français pourtant mais qui tolère des situations qui seraient intolérables en Métropole. Tropique de la violence est un roman choral qui donne la voix aussi bien aux vivants qu'aux morts. Pourtant, il y a bel et bien un personnage central, Moïse, petit comorien adopté par une infirmière française, Marie, parce que sa mère l'avait abandonné à cause d'une hétérochromie oculaire qui l'a affublée d'un œil vert, l’œil des djinns.
Lorsque sa mère meurt subitement d'un AVC, Moïse perd pied. Il se sauve en ne prévenant personne, et rejoint le gang de son copain La Teigne qui vit avec les autres ados désœuvrés à Gaza, le bidonville à ciel ouvert près de la capitale, dirigé par un certain Bruce, surnom que le gamin s'est donné en hommage à son super héros préféré.
"Je ne sais pas qui a surnommé ainsi le quartier défavorisé de Kaweni, à la lisière de Mamoudzou, mais il a visé juste. Gaza c'est un bidonville, c'est un ghetto, un dépotoir, un gouffre, une favela, c'est un immense camp de clandestins à ciel ouvert, c'est une énorme poubelle fumante que l'on voit de loin.. Gaza c'est un no man's land violent où les bandes de gamins shootés au chimique font la loi. Gaza c'est Mayotte, Gaza c'est la France".
A force de faim, de drogue, de vols, il en oublie sa vie d'avant. Seul son roman L'Enfant et la rivière de Henri Bosco reste le lien avec son passé. Parfois, il se pose et relie des passages pour ne pas sombrer tout à fait. Lui qui rêvait de liberté et de vérité quand Marie était encore vivante, en paye le prix maintenant.
"Quand Stéphane me demandait pourquoi je lisais toujours le même livre, je haussais les épaules car je ne voulais pas lui expliquer que ce livre-là était comme un talisman qui me protégeait du monde réel, que les mots de ce livre que je connaissais par cœur étaient comme une prière que je disais et que redisais et peut-être que personne ne m'entendait, peut-être que ça ne servait à rien mais qu'importe. Ouvrir ce livre, c'était comme ouvrir ma vie, cette petite vie de rien du tout sur cette île, et j'y retrouvais Marie, la maison et c'était la seule façon que j'avais trouvée pour ne pas devenir fou, pour ne pas oublier le petit garçon que j'avais été".
C'est Stéphane, un animateur social venu de métropole, qui va faire entrevoir au gamin un avenir meilleur. Seulement ses compagnons d'infortune y voient une forme de rébellion, voire même de traîtrise. Bruce n'accepte pas que Moïse prenne des libertés sans lui en parler ; leur confrontation sera terrible pour eux deux.
"Oh après tout, ce n'est peut-être qu'une vieille histoire, cent fois entendue, cent fois ressassée. L'histoire d'un pays qui brille de mille feux et que tout le monde veut rejoindre. Il y a des mots pour ça : eldorado, mirage, paradis, chimère, utopie, Lampedusa. C'est l'histoire de ces bateaux qu'on appelle ici kwassas, kwassas, ailleurs barque ou pirogue ou navire, et qui existent depuis la nuit des temps pour faire traverser les hommes pour ou contre leur gré. C'est l'histoire de ces êtres humains qui se retrouvent sur ces bateaux et on leur a donné de ces noms à ces gens-là, depuis la nuit des temps : esclaves, engagés, pestiférés, bagnards, rapatriés, Juifs, boat people, réfugiés, sans-papiers, clandestins".
Olivier, le flic, porte un regard lucide sur ce qui se joue sur l'île où il exerce. Il va tenter de protéger Moïse de la violence des jeunes de Gaza, tout en essayant de donner un sens à ces comportements extrêmes.
L'île aux parfums a un arrière goût de sang.
Tropique de la violence est un roman qui s'inscrit dans l'actualité et se nourrit d'elle pour proposer une fiction qui interpelle le lecteur. Très loin des clichés de carte postale, Nathacha Appanah ne nous épargne rien, et par le biais du roman choral, donne la voix à ceux qu'on n'entend jamais. Désormais, cette île goutte d'eau dans l'océan Indien n'est plus un nom, elle est devenue un contexte politique et social.
Et moi qui ne suis jamais allée à Mayotte, retournée par cette forte lecture, j'y penserais chaque jour en regardant la petite A. qui est arrivée dans ma classe cette année et qui m'a dit dans un souffle la semaine passée : "je suis contente, cet été je vais à Mayotte voir mes frères et le reste de la famille".
Ed. Gallimard, août 2016, 192 pages, 17.50 euros.