mercredi 14 septembre 2016

Et la vie nous emportera, David Treuer

Ed. Albin Michel, collection Terres d'Amérique, traduit de l'anglais par Michel Lederer, août 2016, 336 pages, 22 euros.
Titre original : Prudence


"Je remplis juste mon rôle"



Minnesota; août 1942. Frankie a terminé ses études et s'apprête à rejoindre l'armée de l'air dans le conflit mondial. Avant, il rejoint une dernière fois ses parents dans leur résidence d'été près de la frontière canadienne. Ce n'est ni  pour sa mère, la soucieuse Emma, qui a passée son temps à le couver, ni pour son père, le distant Jonathan, plus préoccupé par sa vie extra conjugal, qu'il est revenu, mais pour revoir Felix, le gardien de la propriété, un vieil Indien taiseux qui l'a pris sous son aile dès l'enfance, mais aussi pour Billy, son meilleur ami, pour qui il éprouve des sentiments très forts.

Les Pins est proche de la frontière canadienne, et un camp de prisonniers allemands a été construit de l'autre côté du lac. Lorsque la nouvelle de la fuite d'un des détenus parvient aux oreilles de Frankie et ses amis, c'est tout naturellement que les jeunes gens rejoignent la battue. Frankie désire montrer à tous qu'il a changé, qu'il est devenu un homme. Pendant tout ce temps loin de chez lui, il a lissé son personnage pour correspondre à ce que ses parents voulaient qu'il soit. Etudiant brillant, athlète, bientôt soldat engagé, mais au fond de lui, Frankie abhorre ce qu'il est devenu. Il espère que l'armée lui permettra d'être enfin lui-même.
"L'armée de l'air représentait en définitive la liberté. Il se sentait libéré de l'absurdité, libéré de la nécessité de simuler, libéré d'une certaine forme d'humour, libéré des rapports sociaux, libéré des sentiments".
Dans les bois, Billy et Frankie reprennent leurs petits jeux intimes, à l'abri des regards. Un bruit, la certitude que le soldat allemand est près d'eux, un coup de feu, des vies qui basculent à jamais...

"Il avait changé. De fait, il était devenu un homme (...) Son boulot était de larguer des bombes et de tuer des gens. Qu'était un baiser dans un bungalow ou dans la forêt comparé à cela ? (...) Ce n'était que le vent chaud et stupide de l'enfance qui soufflait au milieu des bungalows et qui était retombé. Frankie n'était même pas sûr que tout cela soit arrivé".
Un drame est survenu dans les bois. Félix et les jeunes gens ont recueilli Prudence, et ont enterré dignement sa petite sœur. Depuis, Prudence, installée aux Pins, voit en Frankie son sauveur, et attend son retour de la guerre. Or, Frankie n'est pas prêt de revenir ; il aime son poste de bombardier, et surtout il est enfin lui-même, il n'a plus aucun rôle à tenir. Le calvaire a enfin pris fin. Et puis, revenir aux Pins c'est avoir l'impression d'être une marionnette, mais surtout, c'est se souvenir du drame.

David Treuer mélange les thèmes : la guerre, la question indienne, l'homosexualité, la culpabilité, la résilience. Il a fait de Frankie un héros mal dans sa peau, constamment en lutte contre soi-même et qui, paradoxalement, ne trouve la paix qu'en s'engageant dans la guerre. Prudence (titre anglais éponyme) n'arrive que dans la seconde moitié du roman. Elle symbolise à elle seule les espoirs et les ratés de l'intégration de la communauté indienne dans la société. Comme les autres personnages, elle sent qu'elle à un rôle à jouer sans en saisir pourtant toute la portée. Tout est question d'intégrité.
Et la vie nous emportera bénéficie d'une prose élégante retranscrite par la traduction de Michel Lederer, si bien que même les scènes les plus noires donnent une impression évidente de recul. L'intrigue est tourmentée, s'étale sur dix années, laissant le temps aux personnages de pouvoir jouer leur rôle et se battre contre leurs démons.