mardi 13 septembre 2016

Crue, Philippe Forest


Est enim magnum chaos.

Entrer dans un roman de Philippe Forest, c'est entrer dans une prose travaillée, ciselée, poussée jusqu'à ses retranchements.


On m'avait prévenue, j'ai plongé.


Parce que sa mère est sur le point de mourir, le narrateur décide de se réinstaller dans sa ville natale, et plus précisément dans un quartier ancien en pleine restructuration. Là, les vieux bâtiments côtoient les structures métalliques qui soutiendront les prochaines tours. Plus loin, on peut observer à ciel ouvert, la plaie béante d'un immeuble qui a succombé à un incendie. Le cimetière, qui marque la délimitation du quartier, témoigne de l'affection du voisinage pour les invisibles : on se croise, on se remarque à peine, on ne se côtoie pas.

Pendant longtemps, le narrateur a cru être seul dans son immeuble depuis que son chat a disparu. Et puis, une mélodie entamée au piano chaque soir à la même heure ébranle ses certitudes. Plus tard, il croise une femme et un homme avec qui il converse à propos de l'incendie survenu plus haut dans le quartier : elle est pianiste et rejoint chaque soir son studio pour y jouer tranquillement, lui est son voisin de palier, écrivain de son état, qui entreprend d'expliquer au narrateur l'épidémie qui est en train de sévir dans le quartier : les disparitions inquiétantes sont devenue monnaie courante sans que personne n'y prête vraiment attention, comme si le songe s'épanchait dans la vie réelle.

Peu à peu, le narrateur s'installe dans une nouvelle routine : le soir il rend visite à sa voisine, puis rejoint son voisin qui prend visiblement un malin plaisir de pouvoir enfin exposer sa théorie du chaos.
En y regardant de plus près, il est vrai que la restructuration du quartier amène à considérer les choses sous un jour différent : parfois la réalité prend un tour irréel, et il suffit d'un changement climatique pour qu'un paysage coutumier se transforme.

Justement, après plusieurs jours de pluies intenses, la ville est en proie à une crue inédite, plus forte que celles déjà survenues par le passé. Bientôt le narrateur est isolé dans son immeuble entouré par les eaux. Depuis sa fenêtre, il observe la transformation des lieux. La crue est en marche. Peut-être est-elle la preuve manquante de la théorie de son voisin. D'ailleurs, bizarrement, son voisin et la pianiste ont disparu eux-aussi depuis quelques jours...

Ce roman de Philippe Forest est étrange, à la lisière du fantastique. Le choix du lieu n'est pas anodin. Le lecteur a parfois l'impression d'être dans une antichambre de l'enfer, dans une zone interlope hantée par les spectres de ceux qui y ont vécus jadis. Le narrateur est le témoin de l'épidémie dont le départ se situe à la disparition du chat, et le point final au point culminant de la crue.
Peut-être, comme sa mère qui s'éteint doucement, le narrateur est-il enfermé dans un huis clos mental, marchant au bord du vide, et tentant avec le peu de lucidité qui lui reste à ne pas sombrer au fond du puits. C'est au lecteur de développer sa propre théorie, de comprendre à sa façon le roman dans son ensemble. Il lui faut croire comme le narrateur croit ou a cru croire. Et c'est là tout le génie de l'auteur : travailler son texte à la fois sur un nom commun qui est une catastrophe naturelle, et sur les temps du verbe croire qui ramène à l'imagination et aux faux-semblants.

Ed. Gallimard, août 2016, 272 pages, 19.50 euros.