mardi 5 janvier 2016

REGARDS CROISES (20) Danse avec l'ange, Ake Edwardson

Ed. 10/18, collection Domaine Policier, traduit du suédois par Anna Gibson, novembre 2015, 892 pages, 14.90 euros.
Edwardson 2 en 1 : les deux premières enquêtes d'Erik Winter.

Regards croisés

Un livre, deux lectures. En collaboration avec Christine Bini 

 

"Ce n'est jamais terminé et ce n'est pas fini"

 

  "Je suis un homme qui a une morale, mais je ne sais pas à quoi elle ressemble et ça n'a peut-être pas d'importance."
Erik Winter, commissaire à Göteborg, cultive autant sa solitude que son snobisme. Amateur de cigares valant une fortune et de vêtements hors de prix, il assume avec un certain dédain sa fortune qui pourrait le dispenser de travailler. Pourtant, jamais il ne s'est posé la question de vivre de ses rentes. Il a besoin de se sentir utile, de "palper" la noirceur de la nature humaine lors de ses enquêtes.

Côtés relations, Winter est à la fois un chef apprécié et craint. Une énigme diront certains. Lui, fuit plutôt la dépendance affective. Il n'hésite pas à écourter les conversations avec sa mère, oublie volontairement d'appeler sa sœur, et prend soin de n'avoir que des relations libres et sans engagements avec les femmes. A force de côtoyer ce qu'il y a de plus sombre et de plus névrosé chez les gens, Winter est devenu cynique.
"C'est ça qui rend cynique, cette importance d'être seul, que tout le monde s'en fout. On découvre que les gens mentent, énormément, tout le temps. Pas seulement le suspect, le criminel écrabouillé de preuves et de témoignages... Les autres aussi."

L'enquête qui lui est confiée est particulièrement sordide : une victime attachée sur une chaise et vidée de son sang, au milieu d'une pièce de son appartement. Les murs maculés de sang. Le sol qui témoigne d'incessants va et vient autour du corps comme si le tueur dansait autour de sa proie. Winter ressent la violence de la scène de crime, comme si les hurlements retenus explosaient dans son crâne. Et il s'avère que le crime se répète : une seconde fois à Goteborg et deux fois à Londres.
Interpol a ses limites, le commissaire doit se déplacer dans la capitale britannique afin de rencontrer son collègue chargé de l'affaire, un certain Mac Donald. Ce dernier est l'antithèse de Winter : débraillé, mal rasé, un catogan retenant des cheveux longs et gras, marié et père de famille. Et pourtant ces deux-là s'entendent à merveille et se comprennent, car ils ont en commun ce cynisme propre à leur métier.
A partir d'un élément retrouvé sur une scène de crime, l'enquête va les emmener vers les milieux interlopes des sex shop et bars à hôtesse, à la recherche de pourvoyeurs potentiels de snuff movie. 

Autant Mac Donald part au front, autant Winter délègue et compte sur ses indic, notamment un certain Bolger, un barman et connaissance de longue date.
Ake Edwardson fait avancer le polar grâce aux personnages secondaires. Winter réfléchit mais ne se salit pas les mains, et encore moins la conscience. Néanmoins, à force de vouloir rassembler les pièces du puzzle, fragments de témoignages ou de pièces à conviction, il entrevoit une vérité qui lui fait peur, lui, le type froid qui se croit à l'abri de tout.
"C'est peut-être moi qui suis fou, songea Winter. Mon récit, les élucubrations d'un fou. Il n'y a plus de règles, il n'y en a jamais eu. Les pensées explosent en mille morceaux. Tout se disperse, se recompose en partie, ou, exceptionnellement, en entier. Importance d'arrondir les angles, d'imposer une symétrie. Rien n'est beau, même en surface."

Danse avec l'ange est un polar étrange et dérangeant non par son fond, mais par sa forme. Winter est un héros statique responsable d'une enquête que, paradoxalement, il ne fait pas avancer. Il est constamment un personnage décalé. Edwardson en fait le témoin de la déliquescence morale de la société suédoise. Il n'est pas acteur, car il préfère se mettre en retrait. Ses collègues et ses indics travaillent pour lui, et ce sont eux qui donnent de l'impulsion à la narration.  
Quelques chapitres  constituent des pauses dans le rythme de l'enquête, comme si l'auteur veut, à travers ce procédé, montrer qu'il existe encore des valeurs morales chez certains : un voleur tiraillé par la scène dont il a été témoin, la femme pasteur du commissariat qui se réfugie dans le calme de sa maison, un couple qui attend l'arrivée du bébé... Tout cela à travers les larmes, le sang et le sordide des meurtres.

Danse avec l'ange a obtenu en 1997 le Grand Prix du roman policier suédois. 
Ake Edwardson est traduit dans plus de vingt pays, et son héros, le commissaire Erik Winter a été adapté en série télévisée en 2014.