Ed. Autrement, août 2015, traduit de l'anglais (USA) par Jean Esch, 384 pages, 22 euros
Mais
qui était donc Sophie Stark née Emily Buckley, jeune femme énigmatique
dont on apprend au début du roman qu'un test de QI à l'âge de neuf ans
l'a conduite chez un psychologue puis un psychiatre ? Souffre-douleur à
l'université au point d'avoir le crâne rasé par ses soi-disant
camarades, Sophie Stark a toujours cultivé sa singularité. Petite, avec sa mine de souris et ses grands yeux noirs qui vous donnent
l'impression de fouiller votre âme, elle pouvait aussi bien apparaître en
tenue de jeune fille modèle qu'en garçonne. Une chose est sûre, ceux
qui l'ont côtoyée s'en souviennent encore, comme son époux Jacob :
"Et
lorsque les gens me demandent pourquoi je l'ai épousée en ce mois de
septembre, alors que je la connaissais depuis seulement trois mois, je
leur réponds qu'une vie est un lourd fardeau, imaginez que quelqu'un
puisse le porter à votre place pendant quelques temps, qu'il le ramasse,
tout simplement, et le porte".
Sophie Stark ne
s'est jamais livrée, alors cinq personnages dressent un portrait de
cette cinéaste de talent. Son frère Robbie, son actrice fétiche et
maîtresse Allison, un amour de la fac, Daniel, son mari Jacob, et enfin
George un producteur de film. Très tôt, elle fait de la caméra un
prolongement de son bras, et utilise ceux qu'elle rencontrent comme
sujet de film, les poussant parfois jusqu'à leurs derniers
retranchements pour obtenir ce qu'elle veut. Le cinéma est devenu
pour elle un moyen de transcender l'intime et de manipuler les autres.
Ces "autres" justement sont hypnotisés par ce petit bout de femme,
bien incapables d'expliquer pourquoi elle arrive à ses fins avec tant de
violence parfois. "C'est en faisant des films que j'apprends à connaître les gens", avait-elle confié à Allison.
Car
Sophie Stark était passée maître dans l'art de la manipulation. Les
cinq portraits dévoilent une femme aux multiples personnalités,
perfectionniste, prête à tout, avec un penchant certain pour
l'auto-destruction. L'amitié et l'amour ne sont que des moyens et non
des fins. Elle était l'amie toxique par excellence, celle qui vampirise
votre vie sans en avoir l'air.
"Sophie comprenait beaucoup
mieux les gens, et la façon de les manipuler qu'elle ne le laissait
paraître. Elle savait que je l'aimerais toujours et que je serais flattée
qu'elle ait besoin de moi. Au moment même ou j'ai ouvert la porte, elle a
su qu'elle pouvait faire de moi ce qu'elle voulait. Voilà ce que je me
disais, déjà à ce moment là. Au fil des ans, j'avais souvent raconté
combien Sophie avait été néfaste pour moi".
Malgré tout, elle
est vite devenue la cinéaste en devenir, même si ses premiers films sont bourrés de défauts. Justement, ils incarnent ce qu'elle n'a
jamais réussi à exprimer, et symbolisent son état d'esprit, comme elle
l'explique à un entretien accordé à un journaliste :
"Très
souvent je me sentais isolée, me confia-t-elle. J'étais dans une boîte
et le reste du monde était à l'extérieur de cette boîte. Lorsque j'ai
commencé à prendre des photos, j'ai moins eu cette impression. Au
départ, je m'intéressais beaucoup à la façon dont bougent les gens, et
c'est une chose qu'on ne peut pas bien montrer sur une photo, ou bien
c'est différent, et vous restituez uniquement des fragments".
Anna
North a construit son roman comme une toile d'araignée : les événements
se recoupent, les personnages se rencontrent, se perdent de vue, puis
se retrouvent, mais tous ont "subi" l'influence de Stark. Elle incarne
l'araignée, celle qui tisse sa toile inexorablement, à la fois attirante
et repoussante, semant sur son passage des proies dont elle a puisées
ce qu'elle jugeait utile de prendre pour réaliser ses films.
Cependant, Vie et mort de Sophie Stark dessine le portrait d'une femme à partir de fragments. Sa personnalité, ses paroles, sa conception de la vie et du
cinéma ne sont que des points de vue, déformés forcément par le prisme
de l’émotion. Et c'est cela qui rend ce roman original : Sophie Stark
devient un kaléidoscope de personnalités, une artiste sensible,
prisonnière de son art dont elle veut incarner la perfection.
Premier roman d'Anna North traduit en français, Vie et mort de Sophie Stark
est un livre captivant tant par sa forme que par son contenu. Roman
choral entrecoupé d’articles de presse d'un certain Benjamin Martin,
critique de cinéma qui l'a suivie depuis ses débuts, le lecteur est lui
aussi aspiré par cette personnalité énigmatique, puissante et toxique,
dont les films sont finalement les miroirs les plus vraisemblables de sa
psyché, la mise en image de la frontière franchie entre des films "profondément dénués de sentimentalisme" et "l'insensibilité pure et simple".
Mention spéciale pour Jean Esch qui, encore une fois, nous propose une traduction fluide et élégante. Merci.