Ed. Actes Sud, collection Exofictions, novembre 2015, traduit du norvégien par Terje Sinding, 299 pages, 22 euros.
Surgies spontanément sur une île perdue en plein Atlantique nord, des créatures sont prises en charge par une administration qui leur octroie une identité, un métier, et un endroit où (faire semblant de) dormir. Avec le temps, leurs borborygmes se transforment en mots puis en phrases. Sans le savoir vraiment, ils imitent la journée de travail d'un être humain, se forçent à prendre la pause-déjeuner, et miment les relations sociales et amoureuses. Or, le temps est un concept bien confus pour ces étranges insulaires.
"Allongés sur leur canapé ou sur leur lit, la plupart des gens devaient écouter le bruit et laisser le temps s'écouler à la manière labofnienne : des éternités passent, ou quelques secondes seulement, mais la mort est toujours aussi loin. Ou aussi proche".
Ces créatures ressent-elles des émotions? Sur l'île de Labofnia, dont la localisation est tenue secrète par les services secrets étrangers, les habitants ont une conscience vague mais persistante qu'ils ne sont pas véritablement humains. Leur couleur de peau, l'absence de pouls, les membres qui repoussent s'ils sont arrachés, font d'eux des êtres à part. Forcément, on pense à des zombies, et de toute façon, ils semblent effectivement faire partie de cette catégorie.
"En somme, je produisais un effet sur le monde, mais le monde n'en produisait aucun sur moi".
Le personnage central de cet ovni littéraire s'est décidé à décrire dans les moindres détails ce qu'il a vécu sur cette île étrange. Baptisé Johannes, il n'a aucun souvenir d'avant son arrivée à Labofnia, et ne sait absolument pas comment expliquer sa compréhension immédiate de la langue pratiquée. De plus, il se rend très vite compte que ses collègues de travail sont semblables à lui, effectuant une pantomime pathétique qui leur sont inutile : repas, repos, tenue appropriée. Enfin, pour qui travaillent-ils? Pour quelles raisons parquer et identifier tous les Labofniens au service des archives ? A force, le narrateur développe une curiosité qui le pousse à se poser des questions sur sa véritable nature. Johannes comprend que sa vie est un plagiat.
Ses recherches vont l'amener à fréquenter un groupe secret dont la préoccupation principale est de se mutiler afin de retrouver les sens manquants. Car tout labofnien suffisamment blessé a la sensation transitoire de se sentir vivant, et semble accéder à des souvenirs verrouillés. Ces rituels s'apparentent à de vraies expériences de vie.
"La douleur semble leur donner le sentiment qu'ils pourraient se désagréger ou subir des dommages corporels. Ce sentiment leur permet provisoirement de faire l'expérience d'une condition humaine. La douleur n'est donc pas ressentie comme quelque chose de négatif, bien au contraire".
Au fil des pages, on comprend que l'île est davantage une prison naturelle, ou tout au moins un lieu de rétention pour "les non-humains". Entre chaque chapitre, la présentation de pages d'archives permet au lecteur de mieux comprendre l'histoire de Labofnia, mais aussi de ses occupants.
"Un labofnien n'est ni tendu ni détendu : il se trouve dans une sorte d'état neutre. Il bouge plus lentement qu'un homme".
Avide de retrouver ce qu'il a ressenti après s'être blessé, le narrateur décide de s'enfuir de Labofnia afin de retrouver les paysages qui hantent ses souvenirs. Mais, le monde réel est-il à la portée d'un non-vivant? De toute façon, mieux vaut fuir, car Labofnia incarne tout ce dont les humains veulent se débarrasser :
" Labofnia était devenue un dépotoir. L'île accueillait une masse ahurissante de déchets : l'Europe et l'Amérique du Nord y envoyaient leurs produits défectueux, s'y délestaient de leur mauvaise conscience".
Zombie nostalgie est vraiment un livre étrange. Ce roman aurait pu s'appeler La nostalgie du zombie ou Le Blues du zombie. Comme les personnages en présence sont dénués de sensations et de sentiments, le lecteur a parfois l'impression de suivre le jeu de mauvais acteurs. Pas facile de décrire un monde où l'humanité n'a pas sa place ! Pourtant, l'auteur réussit le pari de ce clivage grâce à une narration qui évite les poncifs de ce thème maintes fois traité. Au final, notre monde aux multiples défauts nous semble être un véritable paradis !