mardi 25 août 2015

Soundtrack, Furukawa Hideo

Ed. Philippe Picquier, août 2015, traduit du japonais par Patrick Honnoré, 624 pages, 23.5 euros.

Manuel de survie


Dans un Japon uchronique, si le pays n'avait pas décidé de lutter contre la prolifération des chèvres sur leurs îles, Touta et Hitsujiko auraient vécu toute leur vie sur la petite terre qui les avait accueillis après leur naufrage.
Pendant presque trois ans, alors que Touta, l'aîné, n'avait pas encore sept ans, les deux enfants ont vécu en autarcie et en complète harmonie avec la nature et les éléments, au point d'en oublier leurs souvenirs enfantins de vie civilisée. Dès lors, le début du roman peut se comparer à une version moderne du mythe du Paradis Terrestre qui va se briser avec l'arrivée (forcément) de la civilisation.
"Il n'y avait personne. Seulement eux deux. Exactement comme dans le monde fini du village abandonné."
Placés en foyer puis en familles d'accueil, les deux enfants vont développer un système de défense bien particulier contre les agressions de la civilisation. Tandis que Touta se réfugie dans le silence et une certaine distanciation par rapport à ses semblables, Hitsujiko, en grandissant, décide de faire de son corps qui danse un rempart contre le monde:
"La seule chose qu'elle comprenait, c'est que le monde avait voulu la tuer, que cette conscience avait imprégné la moindre cellule de son corps, et que cela ne deviendrait jamais du passé. Elle sentait le désir de mort du monde. C'est pour cela que Hitsujiko bougeait (...) Hitsujiko rêvait de son corps fluide. Voilà ce qui secouerait le monde sur ses bases. Qui le détruirait."

Au fil des ans, faisant face à un réchauffement climatique sans précédent, Tokyo est devenue une mégalopole au climat tropical dans laquelle la prolifération de l'immigration clandestine a changé la face de la société. Désormais, les japonais, de plus en plus nationalistes, parquent les émigrés dans des quartiers autonomes, parfois souterrains. C'est là que Touta se sent à son aise, perdu dans la foule bigarrée. C'est là aussi qu'il va rencontrer Léni, un gamin à la fois garçon et fille, avec son corbeau Kroy.

Soundtrack est un roman extrêmement complexe que ni la narration ni le rythme de la prose ne permettent une compréhension d'ensemble de l’œuvre. Le roman doit se lire comme un travail de destructuration du réel, un tableau impossible à une compréhension immédiate. Son auteur le compare à une bande son, comme s'il avait écrit les plans arrêtés de scènes figées par les lumières tromboscopiques d'une boîte de nuit.
Alors qu'Hitsujiko danse pour exister et se protéger, Touta explore son nouveau monde, insensible qu'il est à la musique, maelstrom continu de "vibrations sonores".
"Le mystère est concomitant à la vie, il traverse les individus de part en part pour les monter en perles."

La vie est un mystère et les deux protagonistes n'ont pas reçu les armes nécessaires durant leur enfance pour s'en protéger correctement. Alors, on peut qualifier Soundtrack comme un roman sur la survie, à la symbolique omniprésente, dont la seule chance de se créer une destinée est de trouver un moyen personnel de faire trembler le monde.

Souvent difficile et labyrinthique, le livre de Furukawa Hideo n'en est pas pour autant indigeste. Il fait partie de ces œuvres qui méritent une véritable analyse, des débats et des relectures, pour pouvoir en retirer la substantifique moelle.

A bon entendeur.