lundi 15 juin 2015

Ce genre de choses n'arrive jamais, Mika Waltari

Ed. Actes Sud, juin 2015, traduit du finnois par Anne Colin du Terrail, 112 pages 14.5 euros.

Crash.


"Il était prêt à partir. Las de tout ce qu'il avait considéré comme sien au fil des années, si las que n'importe quel voyage était pour lui comme une libération pour un prisonnier."
Cet obscur projet de voyage professionnel est une aubaine pour l'homme. Ainsi, il peut fuir non seulement son épouse devenue une inconnue qui lui demande ce qu'il regarde lorsqu'il ose poser les yeux sur elle, mais aussi quitter un pays qui se prépare à un futur conflit. La guerre na pas encore été déclarée mais la tension est palpable, notamment à l'aéroport où les vols sont suspendus les uns après les autres pour laisser la place aux convois militaires.
Dans cet attente interminable, l'homme n'est pas seul. Une femme attend elle aussi, lovée dans un plaid, malade en apparence. Mais quand un pilote surgit et annonce à ces deux passagers qu'il les prendra en charge même sans les autorisations, elle semble revivre.

"Nous pouvons-être n'importe où dit-il. Mais quelle différence cela fait-il?"
Après une tentative d'atterrissage sur une piste inconnue qui leur a valu d'essuyer des coups de feu, l'avion s'écrase. L'homme et la femme ne savent pas où ils sont, mais décident d'abandonner la carcasse de l'avion. Ils ont quitté un enfer possible mais connu, pour un nouvel enfer, inédit cette fois-ci, où des cadavres gisent dans les fossés, où les soldats surveillent un horizon vide, où le chemin mène à un village désert.
Là, les deux protagonistes rencontrent une troupe improbable composée d'un tatoué, d'un chien, d'une bohémienne, d'un nain et d'un magot. En cette période de conflit où la violence montre ses conséquences à chaque coin de rue, cette petite assemblée détonne. La femme, de fait, est persuadée d'être morte et avoir atteint l'Enfer. Pour l'homme, le sentiment est plus flou. Même s'il a l'impression que son ancienne vie est morte dans le crash de l'avion, il ressent depuis un terrible sentiment de liberté. Côtoyer ce groupe hétéroclite le conforte, et puis le tatoué tient des propos étranges:
"L'enfer et le ciel ne font qu'un (...) On ne s'en rend pas tout de suite compte, mais les gens passent les uns à travers les autres sans rien savoir de leur existence réciproque. Ceux qui sont au paradis ne se doutent ainsi pas que l'enfer est à chaque instant en eux et autour d'eux."

Pour la femme, se ressentir comme sans famille, sans patrie, sans nationalité, engendre un formidable sentiment de liberté et de légèreté qu'il ne s'agit pas de gâcher. Alors, suivre l'homme qui veut à tout prix continuer sa route, lui gâche un peu son plaisir.
Pour continuer, il faut traverser le fleuve. Ce fleuve dont les rives sont dessinées par des buissons épais, aux éclats violets, aux débris charriés vers la mer lointaine, aux tourbillons frissonnant vers la surface, n'est-il pas finalement le fameux Styx, le fleuve des Enfers?
Lorsqu'ils montent sur le chaland avec la troupe de saltimbanques, ils ne savent pas encore sur quelles berges le fleuve va les mener.

"C'est une bonne chose de mourir quand on n'a jamais vécu." dit la femme. Ce roman, écrit en 1939, est une véritable allégorie. Nos deux héros partent vers l'inconnu, sur une terre sans nom au bord du chaos.
Ce genre de choses n'arrive jamais est rempli de symboles. La violence et la mort sont banalisées au point de ne susciter qu'un regard sans âmes, et côtoient l'absurde lorsqu'au milieu de la désolation, surgit une troupe de saltimbanques.
Quel est ce pays sur lequel l'homme et la femme ont survécu? A lui tout seul, il représente tous les pays d'Europe, qui en cette veille de Seconde Guerre mondiale subissent déjà des exactions. Lui donner un nom est secondaire finalement. Le couple fuit tout en veillant à rester ensemble.

Ce petit livre méconnu dans l’œuvre de Mika Waltari est une pépite littéraire dont le contenu révèle toute sa profondeur au regard de l'Histoire. Au fil du roman, le flou et l'universel l'emportent sur le concret, tout en ne perdant pas de vue le fait que le danger rôde autour de nous.

A découvrir.