Avancer coûte que coûte.
dans les années 60, à Mork, petit village norvégien qui s'ouvre tout doucement à la modernité, Tommy et Jim sont deux gamins à l'amitié indéfectible. Ils n'ont pas besoin de parler pour se comprendre car la présence de l'autre suffit. Alors que Jim, sans père, est couvé par une mère enseignante et pieuse, Tommy et ses sœurs subissent quotidiennement les coups de pied de leur paternel depuis que leur mère les a abandonnés un matin d'hiver. Dans ce climat de violence, la fratrie est soudée: Tommy est un peu le chef de clan tandis que sa sœur Siri veille sur les jumelles. Mais, un jour où tout dégénère, Tommy explose, son père fuit, et les services sociaux séparent les enfants pour les placer dans des familles d'accueil.
Tommy est recueilli par un voisin célibataire, Jonsen, qui va le prendre sous son aile et lui permettre de vite trouver un emploi stable dans la scierie qu'il dirige. Les mois passent et son amitié avec Jim reste profonde, même si ce dernier semble étrange, parfois lunaire. C'est lorsqu'il est hospitalisé au Bunker, l'unité psychiatrique de l'hôpital, que le jeune homme comprend que son ami a tenté de mettre fin à ses jours...
En 2006, tout est différent. Alors que Tommy, devenu trader, baigne dans l'opulence, Jim est en arrêt longue maladie, incapable, au bout de trois semaines d'embauche, d'assumer son poste de chef bibliothécaire à la grande bibliothèque d'Oslo. Un matin, par hasard, les deux hommes se rencontrent après trente ans de séparation. Pour Tommy, cet événement reste étrange:
"- Qu'est-ce qui est bizarre?
- Que les choses puissent tourner comme ça. En s'inversant."
En effet, comment Tommy a pu réussir sa vie alors que tous les siens l'ont laissé en bord de route?
Dès lors, séparément, les deux personnages se souviennent, tentent de trouver un sens à ce changement de situation. Selon Tommy:
" On oublie facilement que les choses sont différentes quand on est jeune; l'univers est plus beau et on a la vie devant soi. Et puis, ça se gâte, tout fout le camp, le monde vole en éclats du jour au lendemain."
Pour Jim, c'est bien plus compliqué. Sa tentative de suicide lui a court circuité la mémoire:
"D'après le psy qu'on m'obligeait à voir, j'étais incapable de retenir ce qui m'arrivait. Même les événements importants, je ne les emmagasinais pas dans ma tête. (...) Les pensées, les souvenirs et les mots sont éparpillés aux quatre coins de mon cerveau; ils gisaient là, abandonnées et oubliés, comme dans une usine désaffectée. Et il n'y avait pas moyen de les rassembler."
L'introspection, les souvenirs refoulés prennent forme grâce à un récit choral et des allers-retours dans le temps. Le labyrinthe de la pensée devient au fur et à mesure une ligne droite d'où émerge un sentiment dominant, obsédant:
"Tout devait changer. Sinon j'étais foutu."
De ce fait, à leur façon, les deux hommes vont désormais refuser ce qu'ils sont devenus. Pour le trader, loin de lui cette vie luxueuse qu'il n'a pas désirée, cette vie de célibat et de manipulation d'argent fictif. Pour le bibliothécaire, il est temps de mettre un terme à cet arrêt maladie arrivé à échéance et regarder en face son existence.
Je refuse est un roman sur l'amitié, les écueils de la vie, et les colères refoulées. Pour rebondir et enfin dire "non, je refuse", il va falloir accepter l'évidence, se retrouver et renouer des liens, comme avant.
Per Petterson est très pointilleux dans la description des émotions, des événements de la vie qui vont décider de ce qu'on va devenir plus tard. Le tout est écrit avec justesse et sobriété. L'excès n'a pas de place dans cette histoire.
Enfin, la construction polyphonique apporte une touche supplémentaire à l'ensemble. Par cette construction, elle rompt avec la solitude des protagonistes et leur isolement. Des personnages secondaires, tels Jonsen ou encore Siri, ont aussi leur pierre à ajouter à l'édifice de la vie de Tommy et Jim.
Ainsi, on ne peut pas vivre éternellement en reniant son passé et qui on est au fond de soi. Il suffit d'une rencontre, d'un surplus d'émotion, d'un souvenir, pour que les digues du refoulement se rompent, et que nos sentiments, notre vécu nous submergent au point de ne plus pouvoir retenir nos larmes.
Belle découverte.