mardi 9 septembre 2014

L'Homme sans maladie, Arnon Grunberg

Ed. Héloïse d'Ormesson, août 2014, traduit du néerlandais par Olivier Van Wersh-Cot, 256 pages, 18 euros.

"Qu'espérait-il? Que le monde serait une Suisse géante?"



L’Homme sans maladieSamarendra alias Sam est un architecte Suisse d'origine indienne, de par son père. Sa nationalité le rassure et lui procure un sentiment de fierté car elle résume finalement sa personnalité:
"Ce qu'il est, ce qu'il veut être, ce qu'il a toujours été: neutre, le résume. Neutre et adéquat, deux mots qui touchent au cœur de son être".
Sam n'est pas un homme expansif. Depuis la mort de son père, il est soutien de famille, et s'est jeté corps et âme dans l'architecture au point de faire de la beauté son idéologie. Disciple de l'architecte Fehmer, il trouve dans la conception des bâtiments un sentiment de supériorité et de sécurité qu'il ne trouve pas ailleurs, mais aussi un moyen de partager avec ses semblables.
Justement, le partage est un concept assez diffus pour notre personnage. En effet, alors que sa soeur Aïda se meurt dans un fauteuil roulant atteinte d'une maladie musculaire dégénérative, Sam, lui, est toujours en bonne santé, au point que son absence de maladie est devenue une partie intégrante de son identité:
"La chose qui construit le coeur de son identité est la suivante: l'absence de maladie. Il n'a besoin ni de fauteuil roulant, ni de soins permanents, il est seigneur et maître de son propre corps (...) L'absence de maladie dans sa vie constituait un handicap caché. Il avait toujours pris sans rien rendre. Il décida de devenir un architecte qui donne, un architecte généreux."

Justement, un projet architectural un peu fou sur Bagdad est l'occasion pour lui et sa jeune entreprise de sortir des sentiers battus et mettre en application sa conception de l'architecture. Contacté par un obscur Consortium, il est choisi pour construire le futur opéra de Bagdad, et à ce titre, il doit se rendre sur place. Seulement, le voyage ne se passe pas comme prévu. Naïf et sûr de lui, Sam se retrouve torturé et prisonnier, soupçonné de meurtre. A sa libération, il est un homme brisé, encore plus insensible qu'auparavant au monde qui l'entoure.

Pourtant, son maître Fehmer avait inventé une équation simple pour définir l'essence même du bon architecte: "f = t - n ; la force d'un architecte est égale à son talent moins sa naïveté."
Alors, malgré ses difficultés de concentration, ses médicaments, ses étranges manies développées auprès de son amie Nina, Sam décide de retourner au Moyen-Orient lorsque son cabinet décroche un contrat à Dubaï pour construire la plus grande bibliothèque du monde. Or, son insensibilité, ses répliques volontairement complaisantes, sa croyance immuable que sa nationalité suisse le protège, lui valent de nouveau de sérieux problèmes....

Arnon Grunberg décrit l'histoire d'un homme qui marche à côté de sa vie, rempli d'un sentiment d'invulnérabilité dû sûrement au fait qu'il est un homme sans maladie. Pourtant, sur bien des points, Sam est faible, pétri de contradictions, voire tourmenté, mais incapable d'être en colère contre lui-même même lorsque ses choix se révèlent désastreux.
"Il s'est longtemps porté par la vie sans faire de véritables choix. Toutes les décisions importantes étrangères à son travail, il les a repoussées."
Ce qui arrive à Sam à Dubaï et à Bagdad fait froid dans le dos car les situations frôlent l'ubuesque, en complète contradiction avec la sécurité renvoyée par la Suisse ou les autres pays occidentaux. Le titre du roman fait écho à celui de Musil, l'Homme sans qualités. En effet, L'Homme sans maladie est aussi un état des lieux de nos sociétés contemporaines et  des dysfonctionnements éhontés des administrations  corrompues en Irak et à Dubaï. Témoin de premier plan de ces situations cruelles, Sam en vient à nier ce qu'il est et ce qu'il a été:
"Le vrai est ce qu'ils veulent entendre, ce qui lui sauvera la vie, ce qui lui fera le moins mal."
Il ne peut plus compter que sur lui pour être sauvé.

L'Homme sans maladie est un roman coup de poing qui dénonce le grotesque de certaines situations qui se passent au Moyen-Orient, et raconte, à coup de phrases sèches, sans fioriture, le destin d'un homme trop idéaliste, fier de sa nationalité et de la richesse de son métier.