Saga familiale
Kweku Sai et Fola Savage se sont rencontrés, aimés et mariés aux Etats-Unis. Lui, le chirurgien de talent, elle l'étudiante en droit douée ont en commun d'avoir passé sous silences leur passé respectif au Ghana et au Nigéria. En effet, le couple considère que leur vie a commencé ensemble en Pennsylvanie. Avec la maternité, Fola a abandonné ses études, laissant à Kweku le soin de subvenir aux besoin de la maison. "Cette femme me colonise" a-t-il toujours pensé; elle est toujours présente en lui, la rassure, le protège, le rend plus fort.
De leur union, quatre enfants naissent: Olu, Les jumeaux Kehinde et Taïwo et la grande prématurée Sadie. Chacun en grandissant, développe des aptitudes remarquables, à l'image de leurs parents. Ainsi, s'égrène la vie de la famille Sai en Amérique jusqu'au jour où, servant de bouc émissaire à l'hôpital où il officie, pour régler un procès avec une riche famille, Kweku subit une injustice professionnelle flagrante:
"La machine se retourna contre lui, l'engloutit, le broya, et l'expulsa par un tuyau de décharge."
Ayant dilapidé ses dernières économies en frais d'avocat pour prouver son innocence, Kweku n'assume plus, se sent incapable d'affronter son épouse, et préfère fuir loin, très loin. Ainsi, Fola se retrouve seule avec les enfants, obligée de repartir à zéro.
Pour la fratrie, la démission du père est subie avec une violence inouïe, au point de se demander parfois s'ils ont eu un référent paternel un jour:
"Ils se contentaient de le supprimer, de dresser un mur devant lui, de nier son existence. Sa présence n'était qu'absence et silence. Il était réduit à un concept. Une idée, rien de plus. Une idée qui n'était qu'une suite de mots, qu'ils n'employaient pas - aussi ne prenait-elle pas la forme de leur esprit."
Pour garantir l'avenir professionnel des jumeaux, Fola les envoie auprès de son frère Femi, au Nigéria. De ce séjour, les deux adolescents en sortiront si brisés que même leur relation fusionnelle en pâtira.
Un matin, au Ghana, Kweku s'effondre d'une crise cardiaque. Cette perte, vécue différemment par chacun, va être l'occasion de réunir la famille sur la terre de leurs ancêtres et enfin régler les silences, les non-dits et autres rancœurs.
Taye Selasi propose une saga familiale sur fond de déracinement, de tradition, et de désir de réussite. Ainsi, les enfants grandissent et structurent leur vie à l'ombre d'un père absent, responsable potentiel de tous leurs maux. La mère incarne celle qui se sacrifie pour la réussite de ses petits, en commettant aussi des erreurs, véritable trait d'union solide et stable.
Par un habile aller-retour dans le temps, l'auteure transporte le lecteur au Nigéria, au Ghana, aux Etats-Unis, et distille par petites doses les clés de compréhension de ces personnages si complexes. Au détour d'un chapitre, on sent l'enracinement tenace des traditions africaines et des croyances locales, même si par désir d'intégration le couple Sai avait choisi de renier cette partie de leur personnalité.
Dès lors, la narration ne laisse rien au hasard, au point de sombrer parfois dans le détail, afin d'expliquer le lent processus de réconciliation de cette famille meurtrie autour d'un père disparu et honni.
Enfin, Le ravissement des innocents est un roman sur le temps qui passe et patine le vécu commun mais aussi sur l'incroyable complexité des rapports affectifs familiaux.
A découvrir.