lundi 25 août 2014

Madame Diogène, Aurélien Delsaux

Ed. Albin Michel, août 2014, 144 pages, 13.5 euros

La déroute d'une vie.


Dans un appartement d'un immeuble parisien, une vieille femme se terre, isolée volontaire des gens et de la société:
"Mais, recroquevillée dans son terrier, elle se sent parfaitement à l'abri. Rien du monde des hommes ne peut l'atteindre. Elle sait que la lumière du jour, le bruit (les voitures, les corps), tout finira, bientôt."
De sa vie, on sait peu de choses: une nièce lointaine, un amour et des enfants avortés, un frère chéri, mais tout cela se perd dans les méandres de sa mémoire et dans de vieilles photos crénelées, au point qu'elle ne sait plus son nom, et la parole se résume à des traces sur les carreaux de son logis.
Pourtant, ses voisins, eux, ne l'oublient pas. En effet, incommodés par la puanteur infecte qui se dégage, ils tambourinent à la porte et ne cessent de la harceler ou la menacer d'une expulsion prochaine. A l'intérieur, hormis le couloir d'entrée qui est dégagé, le reste des pièces s'est transformé en un labyrinthe d'immondices en tout genre pourrissant sur place. Elle a accumulé avec  elle "la déroute de toute une vie" en décidant un jour de ne plus rien jeter:
"Ainsi fait-elle le tour de son territoire, sans faire l'inventaire de rien, contemplant les choses. Il arrive qu'elle déplace un objet, tasse une émergence incongrue. Elle aime que rien ne saille, que rien ne puisse d'emblée être reconnu, que tout soit là, disparu."
Son seul contact avec l'extérieur est ce qu'elle voit à travers la saleté de sa fenêtre: les passants, les voitures, les SDF, les manifestants avec leurs revendications.
Jadis, elle fut une femme bien intégrée, mais du jour au lendemain, elle se sentit abandonnée:
"Longtemps, elle attendit, reste d'espérance humaine attaché au fond d'elle comme un morceau de beurre brûlé au fond de la poêle, qu'un inconnu entre chez elle sans frapper, qu'il la reconnaisse, l'appelle par son nom, l'apprivoise, la caresse, qu'il fasse chez elle sa demeure. L'attendit comme la plaine attend la neige."
Maintenant, son profil a changé, fait de verrues, escarres, plaies et ulcères. Elle se comporte comme un animal craintif, passant son temps à redécouvrir son appartement, à chercher un chat qui se décompose dans un coin, à lécher les vieilles photos de famille.
Tout ce qui se trouve à l'extérieur est un ennemi potentiel: "l'ordre des choses, l'ordre du temps: la vie normale gisait là, défaite". Elle comprend qu'un jour les pompiers défonceront sa porte et l'évacueront, mais ce moment signera sa perte car "il se peut que cet air vif et sain la tue."

Dans ce premier roman, Aurélien Delsaux a choisi de décrire un Diogène des temps modernes qui a rompu avec la société et ses congénères par l'isolement, le déni et la négligence extrême de l'hygiène. Son syndrome de glissement est général, à la fois physique et moral, mais les tas d'immondices qui gisent dans son appartement sont autant de cairns qui  rassurent et protègent. De plus, l'auteur raconte un monde extérieur peu rassurant, bruyant, revendicatif, menaçant, qui ne fait qu’accroître la sensation d'isolement de la vieille dame . Dès lors, elle est devenue "une chose vide qui n'attend rien", un être vivant dénué de toute attente, de tout désir, mue par l'instinct de survie.
Madame Diogène est un texte court et percutant mettant en évidence les victimes de notre société. Nous avons tous croisé un jour, dans notre vie, une Madame Diogène, atteinte de ce drôle de syndrome, à préférer vivre en reclus plutôt que de se confronter aux autres jour après jour.
Au moyens de phrases courtes, il signale la violence de cette vie "animale", et décrit dans le moindre détail la disparition au quotidien des traces civilisées, "la décompensation sénile" de cette femme autrefois sociable.
Madame Diogène apparaît alors comme une naufragée, une exclue de la société, qui attend finalement qu'on ouvre sa porte pour lui tendre la main simplement.

Exemple dans la vraie vie (article de la Voix du Nord):  http://www.lavoixdunord.fr/region/lens-des-annees-de-dechets-accumules-dans-une-ia35b54051n2332573