mardi 8 juillet 2014

Wisconsin, Mary Ellendes Ellis

Ed. 10/18, réédition juin 2014, traduit de l'anglais (USA) par Isabelle Maillet, 442 pages, 8.8 euros

A chaque jour suffit sa peine


Ernie Morisseau n'aurait jamais cru que ses nouveaux voisins installés sur les terres infertiles d'Olina, au Wisconsin, auraient tant d'importance dans sa vie et celle de son épouse Rosemary...
Peu après leur union, Claire et John Lucas s'installent donc dans leur ferme achetée à bas prix à une famille d'immigrés allemands. Très vite, deux enfants naissent: James alias Jimmy et Bill. Une famille normale en apparence, mais sans avenir, car John, solitaire taciturne sombre dans l'alcool et ne s'exprime plus que par la violence verbale et physique:
" Lorsqu'il buvait, il semblait toujours accablé par un sentiment d'échec qui, après avoir fermenté pendant des heures, finissait par faire remonter des vapeurs empoisonnées jusqu'à son cerveau et se transformer en rage meurtrière."
Claire subit au point de s'effacer de son propre corps et devenir l'ombre d'elle-même: "rien qu'un épuisement si total qu'il faisait d'elle une sorte de coquille vide."
Les garçons, à défaut de pouvoir compter véritablement sur leur mère pour les défendre, tentent de s'opposer au monstre qui vit avec eux. Pour Jimmy, ce sera l'engagement dans le corps des Marines et le départ pour la Guerre du Vietnam. Pour Bill, "la beauté rédemptrice de la nature", les excursions le long de la rivière Chippewa, et aider sa mère, en silence, à rester debout. Les seuls moments de douceur, ils les avaient chez les Morrisseau, car le couple les a toujours considérés comme leurs propres petits... Mais, Claire, dans sa détresse, les ramène à elle.
Dans cette ferme sauvage et caillouteuse, trois âmes tentent de trouver leur chemin tout en évitant le diable de la maison incarné par le père. Sauf que la vie n'est pas un long fleuve tranquille, et les cris et les violences réitérées laissent des marques indélébiles et un étrange sentiment de mal-être.
Claire a l'impression constante d'une existence gâchée par la solitude et le désespoir au point qu'elle est incapable pendant longtemps de sortir la tête hors de l'eau et aider ses enfants. La solitude la fait parler aux arbres...

L'auteure, par le jeu des chapitres, donne la parole aux personnages récurrents. Nous somme ainsi dans un roman choral dans lequel,  pour une même situation, le lecteur a parfois l'occasion de lire un point de vue différent, ou une approche différente de la scène. Les Morrisseau incarnent la normalité; ils sont le rempart à la folie ambiante.
Dans ce roman fleuve, véritable fresque familiale (mais peut-on réellement parler de famille?) entre 1967 et 2000, plusieurs thèmes sont abordés: les Indiens implantés au Nord Wisconsin, la Guerre du Vietnam, l'alcoolisme, la fraternité... On ne sort pas indemne de cette lecture à la fois réaliste et poétique, où le Wisconsin et le Vietnam se font écho, où les âmes se réincarnent parfois et se montrent à leurs proches afin que ces derniers espèrent encore et ne baissent pas les bras.
A chaque jour suffit sa peine se dit souvent Bill désormais adulte. Car comment grandir et être un adulte normal et responsable lorsqu'on a grandi dans un tel chaos affectif et émotionnel?
Mary Ellendes Ellis répond à cette question fondamentale, et la littérature devient, entre ses mains, beauté et espoir d'une vie meilleure.
Un très bon roman.