Votre œuvre explore le sentiment de
la perte ; perte de l’être aimé, d’un enfant, d’une mère, de
l’innocence. Pourquoi ce thème récurrent ?
Je crois que j’ai toujours été plus
obsédée par les idées de séparation, d’arrachement, de solitude, et
effectivement la conséquence directe serait celle de la perte. C’est le
processus avant la perte ou alors celui qui le précède qui m’inspire
beaucoup. Comment s’y prépare-t-on ? Comment récupère-t-on une fois
qu’elle a eu lieu ? C’est la vie qui change de couleurs après
l’arrachement. Donc je travaille les motifs de la composition : comment
passe-t-on du noir au gris puis au blanc et inversement (dans mes livres
adultes), comment fait-on lorsque l’on s’aperçoit qu’il y a eu une
permanence continue de noir. Mon souhait est de travailler les coutures
après les plaies.
Dans chaque livre, le personnage masculin est très secondaire, défaillant ou carrément absent. Est-ce voulu ?
Dans Cette bête que tu as sur la peau,
cette absence était choisie, oui, pour la rédaction du récit. Il entre
dans l’histoire puis en sort violemment quelques pages plus tard, très
vite, comme une expulsion physique. Dans Immense et rouge, il
est présent mais emmuré dans son incompréhension de la folie qui est un
des thèmes du livre. Elle dévore tout, lui y compris. Dans Bleu de Rose et Les nuits d’Ismaël,
l’aspect secondaire qu’occupent les papas s’explique peut-être par le
fait qu’un des personnages principaux dans ces histoires est la maladie.
La maladie est une dévoration. S’ils sont peu présents, c’est peut-être
aussi parce qu’ils sauvent leur peau…
Vous écrivez les sentiments
lorsqu’ils sont à fleur de peau. Vos personnages sont toujours à un
moment crucial de leur vie dans lequel des choix s’imposent. Ont-ils des
points communs ?
Oui, une sensibilité exacerbée, une
forte émotivité, le chagrin ou la colère qui arrivent en rafale. Du côté
de la littérature adulte plus particulièrement, le dénominateur commun
serait le renoncement, le plongeon dans la folie, la dureté,
l’écroulement, la fuite… Dans mes livres jeunesse, il me semble que mes
personnages sont des petits obstinés qui avancent malgré tout, ils
veulent comprendre, trouver une place là où tout serait plus chaud, là
où tout serait plus vivant.
Dans votre univers, les enfants
n’ont d’enfantin que le nom car ils portent déjà malgré eux les
responsabilités des adultes. Les rôles sont inversés. Pourquoi ?
Oui, mon intention était de développer
le thème de la petite maman ou du petit papa : les enfants qui prennent à
bras le corps les problèmes et les maladies des parents, qui se
chargent des soucis des adultes. La maturité forcée, c’est d’une dureté
extraordinaire, c’est la légèreté qu’on assassine, ça inclut l’injection
d’une peur qu’aucun enfant ne devrait ressentir, c’est un petit poison.
Expliquez-nous votre conception récurrente des « silences qui hurlent »
J’ai la sensation qu’un silence a
parfois plus de poids qu’une parole criante ou hurlante. Un silence peut
tout contenir, des affirmations, des interrogations, des mots
définitifs et surtout la finitude. Il n’y a plus rien après, c’est
terminé… La question des blancs et des silences me semble primordiale
dans la façon dont je vois mon travail. Des choses essentielles se
disent entre les pages, entre les phrases, je travaille beaucoup cet
aspect. Dès Bleu de Rose d’ailleurs où je termine le roman par un chapitre blanc. Dans Les anglaises, la phrase la plus importante du livre existe, est là mais n’est pas écrite, elle est suggérée grâce à des guillemets.
Mélancolie, bête, plaie ou béance,
tous ces mots désignent la même chose : la dépression. Pourtant, vous
n’employez jamais ce mot. Cependant, peut-on considérer cette maladie
comme la colonne vertébrale de votre œuvre ? Est-ce une forme
« d’arthérapie » ?
Oui, à l’image de la couverture d’Immense et Rouge,
on peut dire que la dépression est l’ossature de la plupart de mes
livres, pour l’instant du moins. Et même si, lorsque j’entreprends la
rédaction d’une nouvelle histoire, je ne me dis jamais que ça en
deviendra le sujet. C’est pour le moment l’aimant auquel je reviens
presque malgré moi. C’est un non choix mais que j’ai décidé de ne pas
combattre, c’est une obsession qui constitue la matière de mes livres,
que j’interroge, que je décortique, que j’écorche, que je dépiaute même.
Pour moi, ce sujet est un mystère, une masse noire qu’il me faut à la
fois identifier, analyser, comprendre, rejeter, à la manière de mes
personnages. J’interroge sa transmissibilité, son recouvrement, les
traces ou les plaies qu’elle laisse dernière elle, les mutismes, les
silences qu’elle nourrit ou qu’elle gave. C’est donc une obsession, oui,
mais je ne le vois pas du tout comme une manière de pratiquer une
« arthérapie », je refuse ce principe.
Quelle place accordez-vous aux secrets de vos personnages, à leurs jardins intimes ?
Dans mes trois romans pour la jeunesse,
le secret, les jardins intimes sont des « lieux » importants. A mon
sens, c’est une géographie dans laquelle les personnages se réfugient.
Ils y développent alors des rêves, des réponses, des affirmations, de la
force et tout un processus de développement intérieur, d’élévation.
C’est une force aussi, malgré tout, pour aller vers l’autre, vers le
monde extérieur. Ismaël a besoin de croire à ce super-pouvoir, il se
prépare à se confronter à la vérité, une vérité qui a des angles aigus,
saillants, coupants. Les secrets et les jardins intimes sont des
protections à la réalité, des élévations de l’âme. A mon sens, ce sont
des courageux.
Le texte « Immense et Rouge »
diffère du reste de vos livres. Est-ce dû à la contrainte des
photographies (illustrations du récit) ?
Immense et rouge était mon
premier texte de commande, j’ai beaucoup appris en l’écrivant. J’avais
toute liberté sur le sujet et la composition, la seule consigne était
qu’il devait être assez court et qu’il serait accompagné de
photographies. Avant même de savoir avec quel photographe j’allais
travailler, j’avais commencé à réfléchir sur ce que j’allais écrire et
comment j’allais l’écrire. A cette période, j’étais assez obnubilée par
une série d’un photographe turc, Akin Cetin, j’avais des flashs en tête,
très inspirants. Puis les éditrices des Inaperçus m’ont proposé un tout
autre photographe. J’ai commencé à travailler en fonction de ces
clichés puis pour diverses raisons, la photographe s’est retirée du
projet. Au bout de nombreuses recherches, le hasard a voulu que nous
tombions à nouveau sur le travail d’Akin Cetin, et malgré le fait qu’il
ne comprenait pas le français, la collaboration s’est faite parce que
l’évidence était là bien avant que le projet ne prenne forme. Ses photos
étaient en moi depuis bien avant la commande de ce texte et je n’avais
plus qu’à dérouler la pelote.
Les couleurs sont symboles : blanc
virginal de la neige ou des ballons qui s’envolent dans le ciel ; rouge
comme les cheveux de Suzie ou du sang qui coule et tâche les habits et
les draps. Est-ce une constante voulue ? Une mise en image de vos
phrases par exemple ?
Le travail sur les couleurs ne fait pas
partie de mon projet d’écriture initial. Ce qui est certain en revanche,
c’est que je veux mettre en place des ambiances et des atmosphères, je
souhaite décrire des sensations précises sans contours bien définis, ce
sont des flottements, des fluides, des masses, des étouffements, des
chocs, des traumatismes, et le meilleur vecteur pour transmettre cela
passe par la mise en couleurs de certaines de mes phrases. Tout comme
les images, associer un mot à un autre, ou écrire une situation en la
comparant à un mot, à toute autre chose, peut introduire un effet de
stupeur chez le lecteur, l’interroger, le mettre mal à l’aise, le
confronter… il y a l’idée qu’une image ou une couleur interroge le
lecteur, qu’elle peut le stupéfier et le laisser interdit, surpris. Ce
qu’il est important également de souligner, c’est que depuis que
j’écris, je me base sur beaucoup de photographies, des photos que je
vois passer sur Internet ou dans des livres. Inconsciemment, je les
accumule en moi et cela me sert de matière pour plus tard. Je pense plus
particulièrement à l’écriture de Cette bête que j’ai sur la peau qui prend aussi sa source dans le travail d’une photographe finlandaise Anni Leppälä (http://www.annileppala.fi/). J’ai été influencée en profondeur par ces images, au-delà même de mon récit pour le Chemin de Fer.
On y voit des personnages, de la fiction, du conte, des couleurs, de
l’horreur, des empreintes, du passé… L’année prochaine sortira un roman
pour adolescents et j’ai procédé de la même manière, je me suis laissée
envahir par une série d’une photographe russe, Evgenia Arbugaeva : http://www.evgeniaarbugaeva.com/