mercredi 2 juillet 2014

Entretien: 10 questions à Marie Chartres


Entretien avec Marie Chartres



Votre œuvre explore le sentiment de la perte ; perte de l’être aimé, d’un enfant, d’une mère, de l’innocence. Pourquoi ce thème récurrent ?

Je crois que j’ai toujours été plus obsédée par les idées de séparation, d’arrachement, de solitude, et effectivement la conséquence directe serait celle de la perte. C’est le processus avant la perte ou alors celui qui le précède qui m’inspire beaucoup. Comment s’y prépare-t-on ? Comment récupère-t-on une fois qu’elle a eu lieu ? C’est la vie qui change de couleurs après l’arrachement. Donc je travaille les motifs de la composition : comment passe-t-on du noir au gris puis au blanc et inversement (dans mes livres adultes), comment fait-on lorsque l’on s’aperçoit qu’il y a eu une permanence continue de noir. Mon souhait est de travailler les coutures après les plaies.
Dans chaque livre, le personnage masculin est très secondaire, défaillant ou carrément absent. Est-ce voulu ?

Dans Cette bête que tu as sur la peau, cette absence était choisie, oui, pour la rédaction du récit. Il entre dans l’histoire puis en sort violemment quelques pages plus tard, très vite, comme une expulsion physique. Dans Immense et rouge, il est présent mais emmuré dans son incompréhension de la folie qui est un des thèmes du livre. Elle dévore tout, lui y compris. Dans Bleu de Rose et Les nuits d’Ismaël, l’aspect secondaire qu’occupent les papas s’explique peut-être par le fait qu’un des personnages principaux dans ces histoires est la maladie. La maladie est une dévoration. S’ils sont peu présents, c’est peut-être aussi parce qu’ils sauvent leur peau…

Vous écrivez les sentiments lorsqu’ils sont à fleur de peau. Vos personnages sont toujours à un moment crucial de leur vie dans lequel des choix s’imposent. Ont-ils des points communs ?

Oui, une sensibilité exacerbée, une forte émotivité, le chagrin ou la colère qui arrivent en rafale. Du côté de la littérature adulte plus particulièrement, le dénominateur commun serait le renoncement, le plongeon dans la folie, la dureté, l’écroulement, la fuite… Dans mes livres jeunesse, il me semble que mes personnages sont des petits obstinés qui avancent malgré tout, ils veulent comprendre, trouver une place là où tout serait plus chaud, là où tout serait plus vivant.

Dans votre univers, les enfants n’ont d’enfantin que le nom car ils portent déjà malgré eux les responsabilités des adultes. Les rôles sont inversés. Pourquoi ?

Oui, mon intention était de développer le thème de la petite maman ou du petit papa : les enfants qui prennent à bras le corps les problèmes et les maladies des parents, qui se chargent des soucis des adultes. La maturité forcée, c’est d’une dureté extraordinaire, c’est la légèreté qu’on assassine, ça inclut l’injection d’une peur qu’aucun enfant ne devrait ressentir, c’est un petit poison.

Expliquez-nous votre conception récurrente des « silences qui hurlent »

J’ai la sensation qu’un silence a parfois plus de poids qu’une parole criante ou hurlante. Un silence peut tout contenir, des affirmations, des interrogations, des mots définitifs et surtout la finitude. Il n’y a plus rien après, c’est terminé… La question des blancs et des silences me semble primordiale dans la façon dont je vois mon travail. Des choses essentielles se disent entre les pages, entre les phrases, je travaille beaucoup cet aspect. Dès Bleu de Rose d’ailleurs où je termine le roman par un chapitre blanc. Dans Les anglaises, la phrase la plus importante du livre existe, est là mais n’est pas écrite, elle est suggérée grâce à des guillemets.

Mélancolie, bête, plaie ou béance, tous ces mots désignent la même chose : la dépression. Pourtant, vous n’employez jamais ce mot. Cependant, peut-on considérer cette maladie comme la colonne vertébrale de votre œuvre ? Est-ce une forme « d’arthérapie » ?

Oui, à l’image de la couverture d’Immense et Rouge, on peut dire que la dépression est l’ossature de la plupart de mes livres, pour l’instant du moins. Et même si, lorsque j’entreprends la rédaction d’une nouvelle histoire, je ne me dis jamais que ça en deviendra le sujet. C’est pour le moment l’aimant auquel je reviens presque malgré moi. C’est un non choix mais que j’ai décidé de ne pas combattre, c’est une obsession qui constitue la matière de mes livres, que j’interroge, que je décortique, que j’écorche, que je dépiaute même. Pour moi, ce sujet est un mystère, une masse noire qu’il me faut à la fois identifier, analyser, comprendre, rejeter, à la manière de mes personnages. J’interroge sa transmissibilité, son recouvrement, les traces ou les plaies qu’elle laisse dernière elle, les mutismes, les silences qu’elle nourrit ou qu’elle gave. C’est donc une obsession, oui, mais je ne le vois pas du tout comme une manière de pratiquer une « arthérapie », je refuse ce principe.

Quelle place accordez-vous aux secrets de vos personnages, à leurs jardins intimes ?

Dans mes trois romans pour la jeunesse, le secret, les jardins intimes sont des « lieux » importants. A mon sens, c’est une géographie dans laquelle les personnages se réfugient. Ils y développent alors des rêves, des réponses, des affirmations, de la force et tout un processus de développement intérieur, d’élévation. C’est une force aussi, malgré tout, pour aller vers l’autre, vers le monde extérieur. Ismaël a besoin de croire à ce super-pouvoir, il se prépare à se confronter à la vérité, une vérité qui a des angles aigus, saillants, coupants. Les secrets et les jardins intimes sont des protections à la réalité, des élévations de l’âme. A mon sens, ce sont des courageux.

Le texte « Immense et Rouge » diffère du reste de vos livres. Est-ce dû à  la contrainte des photographies (illustrations du récit) ?

Immense et rouge était mon premier texte de commande, j’ai beaucoup appris en l’écrivant. J’avais toute liberté sur le sujet et la composition, la seule consigne était qu’il devait être assez court et qu’il serait accompagné de photographies. Avant même de savoir avec quel photographe j’allais travailler, j’avais commencé à réfléchir sur ce que j’allais écrire et comment j’allais l’écrire. A cette période, j’étais assez obnubilée par une série d’un photographe turc, Akin Cetin, j’avais des flashs en tête, très inspirants. Puis les éditrices des Inaperçus m’ont proposé un tout autre photographe. J’ai commencé à travailler en fonction de ces clichés puis pour diverses raisons, la photographe s’est retirée du projet. Au bout de nombreuses recherches, le hasard a voulu que nous tombions à nouveau sur le travail d’Akin Cetin, et malgré le fait qu’il ne comprenait pas le français, la collaboration s’est faite parce que l’évidence était là bien avant que le projet ne prenne forme. Ses photos étaient en moi depuis bien avant la commande de ce texte et je n’avais plus qu’à dérouler la pelote.

Les couleurs sont symboles : blanc virginal de la neige ou des ballons qui s’envolent dans le ciel ; rouge comme les cheveux de Suzie ou du sang qui coule et tâche les habits et les draps. Est-ce une constante voulue ? Une mise en image de vos phrases par exemple ?

Le travail sur les couleurs ne fait pas partie de mon projet d’écriture initial. Ce qui est certain en revanche, c’est que je veux mettre en place des ambiances et des atmosphères, je souhaite décrire des sensations précises sans contours bien définis, ce sont des flottements, des fluides, des masses, des étouffements, des chocs, des traumatismes, et le meilleur vecteur pour transmettre cela passe par la mise en couleurs de certaines de mes phrases. Tout comme les images, associer un mot à un autre, ou écrire une situation en la comparant à un mot, à toute autre chose, peut introduire un effet de stupeur chez le lecteur, l’interroger, le mettre mal à l’aise, le confronter… il y a l’idée qu’une image ou une couleur interroge le lecteur, qu’elle peut le stupéfier et le laisser interdit, surpris. Ce qu’il est important également de souligner, c’est que depuis que j’écris, je me base sur beaucoup de photographies, des photos que je vois passer sur Internet ou dans des livres. Inconsciemment, je les accumule en moi et cela me sert de matière pour plus tard. Je pense plus particulièrement à l’écriture de Cette bête que j’ai sur la peau qui prend aussi sa source dans le travail d’une photographe finlandaise Anni Leppälä (http://www.annileppala.fi/). J’ai été influencée en profondeur par ces images, au-delà même de mon récit pour le Chemin de Fer. On y voit des personnages, de la fiction, du conte, des couleurs, de l’horreur, des empreintes, du passé… L’année prochaine sortira un roman pour adolescents et j’ai procédé de la même manière, je me suis laissée envahir par une série d’une photographe russe, Evgenia Arbugaeva : http://www.evgeniaarbugaeva.com/