Aux portes de la folie
Cela fait trois mois que Donald est parti en mer, sur son voilier Ismaël (en hommage à Moby Dick), laissant son épouse Hagar et leur fille Maria à la maison. Cadre dans une importante société, il a demandé un long congé pour se débarrasser de la routine quotidienne, de la pression, mais aussi et surtout pour se prouver à soi-même qu'il est capable d'accomplir quelque chose d'exceptionnel, qu'il est aussi un homme fort et non pas celui en retrait tel que sa femme a l'habitude de voir.
"On survit par routine. Lorsque tout va mal, mieux vaut savoir où tout se trouve. Sans routine, les pensées se bousculent. On pense à tout à la fois (...) Si tu cesses de penser de façon claire, la mer t'emporte."
Pour couronner cette expérience, il emmène sa fille avec lui sur les trois derniers jours du voyage, histoire de resserrer les liens paternels, mais aussi proposer à Maria une autre vision de son papa. La gamine a sept ans, mais sa maturité de caractère est impressionnante, si bien qu'au fil des pages, le lecteur se demande si Maria n'est pas finalement le double mature de Donald...
Dans la dernière ligne droite, un orage s'annonce. Deux solutions se présentent au marin: rester sur place et attendre, ou foncer vers le port qu'on voit à l'horizon.
"Je ne réfléchis jamais bien aux choses", "je fais parfois des choses dont je sais qu'il vaudrait mieux ne pas faire", "je pense trop", sont les leitmotivs de Donald, comme pour s'excuser du fait qu'il jette l'ancre pour attendre la tempête. Maria dort dans la cabine, elle n'aura pas peur, et lui restera éveillé pendant quarante-huit heures pour éviter la casse.
Sauf que, très vite, les premiers signes de fatigue apparaissent. Donald ne sait plus très bien où il en est. Rêve? Réalité? Hallucination? Il se parle tout haut pour éviter de sombrer dans le sommeil:
"Tu as beau ne pas le sentir, tu es fatigué. Tu vois des choses qui n'existent pas, tu entends des voix d'enfant. Tu dois rester présent. Tu l'as promis."
Sur cette mer de "béton figé", où les nuages semblent écraser les vagues, notre marin comprend que son "sort est entre les mains de la mer". Néanmoins, est-ce vraiment la mer le principal ennemi ou Donald lui-même?
"Les enfants ne distinguent pas le rêve de la réalité. Parfois, ce serait bien que les adultes en fassent autant. En ce qui me concerne, la réalité peut être un rêve. Et vice versa."
Donald lutte contre lui-même et ses espoirs d'être un homme plus fort, plus robuste, se fendillent, au point de se dire: "les gens normaux évitent l'aventure - ils ont raison." Alors, quand Maria disparaît du bateau sans raison évidente, il sombre.
En mer est un roman inquiétant, stressant, prenant. Le lecteur entre dans l'esprit d'un homme faible qui tente de devenir, en accomplissant un voyage en voilier, un autre homme aux yeux de sa famille. Seulement, au fur et à mesure, le récit devient hallucinatoire, parfois décousu. Donald perd pied, et on s'en rend compte par petites touches, comme si l'auteur nous prévenait que son personnage est aux portes de la folie.
Le livre préféré de Donald est Moby Dick. Dans ce roman, Ismaël n'a de cesse de chasser la baleine, quitte à y perdre la vie. Donald est Ismaël, et sa baleine personnelle est la haine de sa propre faiblesse qui revient sans cesse, telle une douleur lancinante. Ainsi, peut-on changer sa véritable nature? Et c'est là que la fin, à l'image du reste de l'histoire, prend toute sa dimension, car elle propose au lecteur de choisir entre deux versions du marin dépenaillé qui accoste au port.
Ce roman est une lecture qui vous hante longtemps et bouscule vos idées reçues sur la folie.