lundi 24 mars 2014

Le nom du fils, Ernest J.Gaines

Ed. Liana Lévi, mai 2013, traduit de l'anglais (USA) par Michelle Herpe-Voslinsky et Jean-François Gauvry, 268 pages, 19 euros

"Au nom du Père, du Fils, du Saint-esprit, Amen". Telle est cette prière répétée mainte et mainte fois par le révérend Philippe Martin lorsqu'il célèbre la messe. Il est une figure locale dans la petite ville de Louisiane de Sainte Adrienne. En effet, leader du mouvement pour les droits civiques en faveur des Noirs Américains, il a le sentiment du devoir accompli. Sainte Adrienne a enfin accepté la population de couleur et les habitants tentent de vivre en paix. Certes, il reste encore des "irréductibles" qui tentent d'agir comme au temps de l'esclavage, comme le commerçant Chena qui ne veut pas payer ses employés de couleurs, mais il est maintenant un cas isolé.
Philippe Martin est un homme écouté et respecté. Marié et père de trois enfants, il cache cependant soigneusement tout un pan de sa vie. Avant d'être un homme de foi, il fut jadis un homme sans foi ni loi, qui a préféré fuir la plantation où il a grandi et travaillé plutôt qu'assumer ses responsabilités.

Un soir, un jeune homme apparaît à Sainte Adrienne, "rien qu'une âme errante à la dérive", taciturne.
"Il ne parlait jamais à personne. Il ne posait jamais de question sur personne, à personne. Pourtant, nuit et jour, qu'il pleuve ou qu'il vente, ils le croisaient ou le dépassaient, arpentant les rues de Sainte Adrienne."
 Il dit s'appeler Robert X et veut approcher le révérend pour, dit-il, soigner son âme:
"C'est mon âme qui est malade (...) Je me sens comme un déchet, du verre brisé, une vieille boîte de conserves. Un débris."
Lorsqu'il le voit, Philippe Martin s'effondre, au sens propre et au sens figuré. Il a compris. Robert X est le fils qu'il n'a jamais assumé, laissé loin de lui avec sa mère à la plantation. Le passé refait surface, le personnage lisse et sans histoire se carquèle:
"Ils vous ont effacé de leur mémoire le jour où ils ont quitté cette maudite plantation. Comme on efface toutes les lettres et tous les chiffres d'un tableau noir. Y a pas de père, y a pas  plus de dieu ni de loi."

Le révérend décide de connaître ce fils, or il ne sait même plus comment il s'appelle en réalité. Pour justifier cet oubli, pour justifier le fait d'avoir rayé lui et ses frères de son existence, il tente de se justifier: "j'ai dit à mon fils que ce qui nous sépare, c'est une paralysie héritée de l'esclavage". Or, Robert X refuse les excuses. Il n'est pas venu se faire reconnaître, il est venu se venger...

L'intensité dramatique de ce roman monte en crescendo. Face à un homme dont le passé ressurgit violemment au point de détruire ce qu'il représente au sein de la communauté, un jeune homme dont les silences sont criants de violence et rancœur contenue. En filigrane, l'auteur explore le jeu des apparences, joue sur les mots, dénonce la versatilité de l'entourage, prompte à tourner le dos pour prendre une place convoitée.
Philippe Martin ne veut plus se cacher. Mais peut-on réparer une erreur vieille de plus de deux décennies?
Le nom du fils est un roman troublant, au style recherché, dont les phrases courtes sont remplies de non-dits et de douleur rentrée. L'affrontement entre le père indigne et le fils est le point culminant d'un récit où, sous-jacent, est racontée la lutte du peuple noir pour la reconnaissance de ses droits civiques et son acceptation en tant que citoyens à part entière.
Une lecture de belle qualité à découvrir.