vendredi 31 janvier 2014

Chroniques de l'oiseau à ressort, Haruki Murakami

Ed. 10/18, (nouvelle édition) août 2014,  traduit du japonais par Corinne Atlan et Karine Chesneau, 847 pages, 9.9 euros

Au fond du puits pour y trouver du nouveau...


Toru Okada est un homme paisible. Depuis qu'il a quitté son emploi, il reste à la maison, fait ses courses, nage à la piscine, lit et se repose. Son épouse Kumiko, salariée dans une maison d'édition a accepté cette situation et n'y voit guère de reproches à faire. Tous deux louent la maison de l'oncle de Toru, à l'écart de la ville, dont la particularité est, qu'au fond du jardin, se trouve une allée commune aux autres maisons mais dont il faut escalader le mur pour y accéder.
C'est en cherchant son chat disparu depuis quelques jours que notre narrateur emprunte pour la première fois cette drôle de ruelle; à cet endroit il entend un chant étrange:
"J'entendais le cri régulier d'un oiseau, ki, kii, kiii, provenant des bosquets du voisinage, on aurait dit qu'il remontait un ressort (...) Je ne sais même pas à quoi il ressemblait. Mais ce volatile en avait cure, et venait tous les jours remonter les ressorts de notre petit monde paisible."
Au fond, se trouve une maison abandonnée dont le jardin a la particularité d'avoir un puits à sec. Toru se sent attiré par ce "gouffre", ce lieu de silence opaque et noir:
"Ce puits semblait abandonné depuis pas mal de temps comme tout ce qui se trouvait dans le périmètre de cette maison. Une sorte d'engourdissement généralisé semblait régner sur ces lieux. Peut être les objets inanimés devenaient-ils plus animés encore quand il n'y avait plus personne pour poser le regard sur eux."
Retrouver le chat devient secondaire, mais explorer le puits devient essentiel...
Très vite, le quotidien bien routinier de Toru semble  se fragmenter: son épouse disparaît du jour au lendemain sans raison apparente, les soeurs Malta et Creta Kano font leur apparition et entrent dans la vie de notre narrateur, enfin, la jeune voisine May Kasahara, semble elle aussi subjuguée par le puits.
"Comme si une force extraordinaire puissante avait arrêté le mouvement naturel des choses et forcé cet endroit à stagner", Toru sait qu'il doit aller au fond du puits pour trouver des réponses à ses questions. Enfermé là par sa voisine, sans aucune possibilité de remonter, Il fait l'étrange expérience du dédoublement de son être:
"Mon corps perdait progressivement de sa densité et de son poids, tel le sable emporté peu à peu par le courant (...) Et si mon corps n'était qu'une coquille provisoire destinée à abriter ma conscience? (...) Quelle étrange sensation pour moi d'être incapable de voir mon propre corps, alors qu'il était censé être là. Tandis que je restais immobile au milieu de l'obscurité, je devenais de moins en moins sûre de mon existence réelle."
Dans les ténèbres, Toru voit des choses, entend des voix, traverse la paroi pour se trouver dans un autre lieu. Quand enfin, il arrive à remonter du puits, une tâche bleue indélébile apparaît sur sa joue, ses certitudes ont vacillé, et il pense avoir une piste pour retrouver son épouse:
"La vérité n'est pas forcément dans la réalité, et la réalité n'est peut-être pas la seule vérité."

Chroniques de l'oiseau à ressort est un roman inclassable, dense, opaque et clair à la fois. Il est le symbole de l'univers de Murakami, le va et vient constant entre le monde réel et celui fantasmé. Les personnages secondaires sont à la fois bien présents et symboliques. Ils incarnent des "clés" d’accès à une future compréhension, tout comme les personnages récurrents (tel le nain ou le cow boy) dans la filmographie de David Lynch.
Four à chaux Tournai par P.Muzellec
La frontière entre les deux mondes est ténue; le puits est le chemin pour y accéder. Il faut libérer sa conscience pour trouver le monde englouti qui existe en chacun de nous, cet angle mort qui permettrait d'être réellement soi-même.
"Il y a une sorte de faille entre ce que je pense être la réalité, et ce qui est vraiment la réalité. J'ai l'impression que quelque chose se cache à l'intérieur de moi. Comme un cambrioleur entré dans la maison qui resterait dissimulé dans le placard. Parfois il sort et trouble mon ordre et ma logique intérieurs. De la même manière qu'un champ magnétique dérègle une machine."
Ainsi, la communauté, les gens, deviennent "une masse informe et vague", tandis que le nouvel entourage de Toru est bien présent.

Avec des allers retours dans le passé, le récit s'épaissit encore. En effet, tout à une signification: la perte du chat, le cri de l'oiseau, Kumiko disparue, la tâche bleue, la boîte de Mr Honda... La vérité est ailleurs, mais c'est le frère de l'épouse disparue, l'étrange Noboru Wataya, un "homme insaisissable" qui tire aparemment les ficelles de cette étrange aventure.
"Chaque fois que l'oiseau à ressort venait remonter les ressorts dans mon jardin, l'état de confusion du monde s'accentuait.(...) Son cri, audible seulement à certaines personnes, guidait ceux qui l'entendaient vers d'inéluctables catastrophes. Dans le monde de l'oiseau à ressort le libre arbitre n'avait aucun sens."

Finalement, ne serions nous pas que "de simples poupées mécaniques" dont les volontés seraient guidées par des forces supérieures? Ce roman ne donne aucune réponse; il est le témoignage d'une situation lambda, le basculement dans le fantastique, la possibilité d'une autre vérité, bref l'univers entier de Murakami en 847 pages.