Ed. Philippe Picquier, traduction du japonais Jean-Charles Tschudin, octobre 2012, 181 p. 17,50 €
Hôzô Sakai aime la ville et plus particulièrement les gratte-ciels de Tokyo. Proche de la retraite, veuf, il comble son temps libre en errant au hasard des rues de la mégalopole. De temps en temps, il s’arrête, muet d’admiration pour une tour en construction, ou absorbé par le reflet du ciel sur les surfaces argentées des immeubles. Chaque semaine, il s’éloigne du centre au point d’arriver sur les îles artificielles construites autrefois pour gagner du terrain sur la mer, devenues pour la plupart des « no man’s land » abandonnés.
« Là, c’était un pur terrain vague.
Une étendue privée de la pesanteur des sols et des odeurs accumulées par
les vrais espaces sauvages au cours de siècles et des millénaires ».
Un de ces espaces l’attire un peu plus
que les autres ; il s’agit du « lot n°13 » à côté duquel il a failli se
faire renverser par une femme étrange, Yoko, qui, comme lui, semble
attirée par ce genre d’endroit. Ce lot n°13 lui rappelle « les champs de ruine de son enfance » où était laissé à l’abandon tout ce que les hommes ne voulaient plus. Ainsi, se dévoile sous ses yeux ébahis « le cimetière des déjections entropiques du Grand Tokyo », et ce bouleversement est si intense qu’il le compare à un émoi sexuel !
« C’était une sensation
inattendue, presque suffocante. Brisées, désassorties, jetées à la
poubelle, toutes ces choses avaient trouvé une existence. Cet
amoncellement de rebuts s’étendant à perte de vue était censé marquer le
triomphe du principe d’entropie. Pourtant, chacun de ces objets, sans
s’anéantir ni même dépérir, donnait au contraire vie à quelque chose de
profondément intense. A mesure que l’urbanisation et la croissance
progressaient, les silhouettes humaines disparaissaient peu à peu des
rues désormais désertées ».
Maintenant, accompagné de Yoko et son frère, Sakai se rend sur l’île des rêves, autre « rebut » de terre abandonné, « île au souffle de mort
» ayant intégré dans ses racines le pétrole, l’acier, le béton, le
polystyrène et le plastique, mais qui étrangement propose un retour à la
nature originelle, peuplé çà et là de mannequins abandonnés. Dès lors,
notre héros se demande si ce n’est pas, au fond, une nouvelle forme
possible de l’harmonie entre le progrès et la nature.
Roman étrange flirtant souvent avec le
genre fantastique, on reste subjugué par cette vision originale de
re-considérer la ville. Yoko, personnage double, apparaît comme le lien
possible entre deux types d’urbanisation. La ruine et l’abandon
deviennent de nouvelles formes architecturales d’avenir à qui il ne
manque plus qu’« un souffle vital » pour remplacer pleinement les
mégalopoles actuelles.
« Quand la vieille nature et la
ville actuelle auraient tout deux perdu leur souffle vital, une cité
verrait certainement le jour sur ces terrains artificiels qui laissaient
déjà entrevoir leur forme désolée, une ville comme une forêt
radicalement neuve, comme une forêt inorganique respirant allégrement,
peuplée de mannequins ressuscités ».
Keizo Hino signe là un livre poétique,
profond, dans lequel la ville, dans tout ce qu’elle a de plus noble mais
aussi de plus repoussant, trouve sa place en tant que personnage
principal et permanent.