vendredi 1 novembre 2013

Des voix dans le vent, Grozdana Olujic

 Ed. Gaïa, traduit du serbe par Alain Cappon, Editions Gaïa, septembre 2013, 320 pages, 22 €

Une nuit, dans une chambre d’hôtel de Lexington Avenue à New-York, le docteur Danilo Araki ne dort pas. ce ne sont ni les lumières clignotantes des panneaux publicitaires, ni les marmonnements de l’inconnue qui dort à ses côtés qui le perturbent. Non, il a la vague impression de n’être pas seul. Et il a raison, car près de lui, tel un souffle, chuchotent les voix des défunts de sa famille. Elles le forcent à se rappeler son passé, ses souvenirs, non pas dans son exil américain, mais son enfance et sa jeunesse en Yougoslavie.
« Les âmes des ancêtres tournent sans fin autour de leurs descendants en vie afin de sentir à travers eux la chaleur du soleil et le contact de la peau humaine ».
Ainsi, Danilo revoit son grand-père, Luka Aracki, pilier de la légende familiale dont parle l’almanach de la ville que le docteur a pu récupérer et compulser. Luka était une personnalité forte. Colonel de l’armée et pourtant un fervent défenseur de la paix, considérant les guerres comme une malédiction. D’ailleurs sa mort fut un symbole de lutte contre les armes.
Mais ce Luka avait une faiblesse, faiblesse d’ailleurs que tous les Aracki mâles vont connaître : sa femme. En effet, chaque Aracki va épouser une dame à la personnalité forte, trop forte même, dont l’amour va vite se transformer en dédain ou en pitié. Seul Petrar, le frère disparu de Danilo, reste une énigme, car personne ne sait ce qu’il est devenu.
Durant cette nuit, les spectres de sa famille l’obligent à se rappeler mais aussi à se poser des questions sur lui-même, ses doutes et ses incertitudes. En effet, n’est-il pas le dernier des Aracki ? A lui de faire en sorte que la mémoire familiale reste vivante. A lui aussi de tenter de résoudre l’énigme de la disparition de Petrar. Les défunts comptent sur lui. Même exilé, ils ne le lâcheront pas, « les fragments de sa vie continueront à se succéder comme des rayons lumineux qui alternent sans lune ni étoiles ».
Tout se mélange, « les voix des morts et des vivants se mêlaient dans son oreille, exigeant de lui qu’il se souvienne, qu’il se rappelle ». De Belgrade à New-York, du début du vingtième siècle, à l’effondrement de l’ex-Yougoslavie, Danilo se rappelle de tout ou plutôt tente de poser des réponses sur ses questionnements successifs. Ainsi, les défunts se calment, les chuchotements sont moins insistants.
Ne pas oublier son passé permet de mieux appréhender son futur, et pour le docteur Aracki, le futur c’est l’Amérique et un poste de médecin psychiatre. Ni l’éloignement, ni le temps qui passe ne lui feront oublier sa langue, son éducation, les siens. Les spectres qui errent dans sa chambre d’hôtel peuvent être rassurés.
Des Voix dans le vent se sont vu décerner le prix NIN, l’équivalent de notre prix Goncourt en 2009. L’auteure oppose une unité de temps et de lieu (la chambre, la nuit) à une reconstruction en mosaïque de l’histoire complète d’une famille, qui se joue avec des allers retours dans l’Histoire des Balkans. Et pourtant, le lecteur ne s’y perd pas. Il arrive à compléter au fur et à mesure du récit l’étrange histoire de la famille Aracki dont les défunts refusent d’en faire « un grain de sable dans le néant ». A Danilo de faire en sorte que l’oubli ne se fasse pas ; il devient désormais le garant.