Ed Grasset, 21 août 2013, 504 pages, 20,90 €
« Ce que l’homme crée, l’homme le détruit » (Saint Augustin)
Il suffit d’un grain de sable dans une
machine bien huilée pour que celle-ci tombe en panne. Il en est de même
pour l’Homme. Nous inventons nos vies chaque jour, faisons des projets,
anticipons parfois des décisions, allons de l’avant, sans penser une
minute à ce fameux grain de sable qui aura raison de nous.
Samir a toujours été ambitieux.
Lorsqu’il a rencontré Nina et Samuel sur les bancs de l’université, il
désirait déjà réussir pour rompre le « cycle de l’échec » immanent,
pensait-il, avec ses origines :
« On devinait la prédation chez ce
fils d’immigrés tunisiens, on devinait la hargne, nourrie par un si fort
sentiment d’humiliation qu’il était impossible de déterminer ce qui,
dans son histoire personnelle, dans ses rapports empreints de méfiance,
avait pu l’entretenir si longtemps et avec tant de vigueur. Il avait
pour lui les ambitions d’une mère. Il voulait réussir, rompre le cycle
de l’échec et de la misère, du renoncement, de l’abdication, le cycle
familial en somme ».
Diplôme d’avocat en poche, major de
promotion, il se persuade que les lettres de refus d’embauche provenant
des cabinets prestigieux sont dues uniquement à son nom d’origine
arabe. Alors, il décide de s’appeler désormais Sam Tahar et
d’« emprunter », sans le lui dire, des éléments de la vie de son ami
Samuel.
Les années passent. Sam est devenu un
avocat puissant et influent du barreau de New-York, marié avec Ruth Berg
dont la famille évolue dans les hautes sphères économiques. Tout le
monde croit que Sam est juif. Tout le monde pense que Sam est orphelin.
Et puis, cela fait tellement longtemps que Sam a appris « à contenir ses émotions, partout, tout le temps ». Sauf que…
Il suffit d’un reportage diffusé à la
télévision pour que Samuel et Nina reconnaissent leur ami. Ils
comprennent la supercherie. Eux n’ont pas réussi comme Samir. Il est
travailleur social, elle est mannequin pour la grande distribution.
Samuel écrit mais les maisons d’édition ne lui ont pas ouvert leurs
portes. Et si Nina contactait Samir aux Etats-Unis, histoire de
renouer ? Samuel y tient, même si les enjeux peuvent être désastreux
pour leur couple :
« En finir (…) il n’y a plus
d’amour/de désir/de projets communs, ils sont emprisonnés, tournent en
rond comme des rats de labo dans une cage où ils s’entre-dévoreront ».
Le grain de sable est lancé…
Karine Tuil a écrit un roman ample,
ambitieux, addictif. Les personnages sont étoffés, complexes, pétris de
contradictions. On croit longtemps que Nina sera la seule responsable de
la chute du golden boy, mais on ne peut renier à vie ses origines.
Samuel écrit pour guérir de ce qu’il a engendré :
« Ce qu’il veut maintenant, c’est
écrire le réel, son réel, cette solitude, cette souffrance, cette
misère, cette mise à l’écart, cet isolement social imposé par l’Etat (…)
Il pense : tout est vrai, il n’invente rien. Ce grand roman social
c’est sa vie ».
Sa souffrance devient maïeutique et met fin à la distorsion entre ce qu’il voulait écrire et le résultat. « Ecrire c’est avoir les mains sales », alors autant tout déballer et « accepter de déplaire » !
A travers ces trois destins croisés,
enchevêtrés, l’auteure propose une réflexion assez poussée sur l’acte
d’écrire et la littérature. L’invention de nos vies n’est pas
qu’un simple récit ; en filigrane, le lecteur prend connaissance de
toute la difficulté du travail d’écrivain. On prend conscience de
« l’auteur à l’œuvre » :
« Ecrire c’est accepter de déplaire.
Le souci de perfection, l’obsession du “bien faire”, du “bien écrire”,
ça angoisse. La littérature est désordre. Le monde est désordre. Comment
rendre compte autrement de sa brutalité ? Les mots ne devraient pas
être à la bonne place. La littérature est là, précisément, dans cette
zone d’insécurité ».
Comme l’écrivait Romain Gary, Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable,
Sam Tahar a atteint cette limite mais Karine Tuil lui propose une autre
issue, l’apprentissage de la liberté, la vraie, affranchie des non-dits
et des secrets. Une consolation finalement, en réponse à la stratégie
du pire entretenue depuis si longtemps.
Présenté comme un roman phare de la rentrée littéraire, L’invention de nos vies est un livre abouti, intelligent jusqu’à ses moindres retranchements, et qui mérite une lecture attentive.