Ed. Albin Michel, trad. de l’anglais (USA) par Isabelle Reinharez, septembre 2012,
200 pages 19 €
« Tomber
amoureux c’est aussi tomber dans l’état de connaissance. L’amour
durable survient quand nous aimons la majeure partie de ce que nous
apprenons sur l’autre, et sommes capables de tolérer les défauts qu’il
ne peut changer ».
Gil et Irène forment un de ces couples
bourgeois-bohèmes, parents de trois enfants, vivant de l’art. En effet,
Gil est peintre. Il a fait de son épouse une égérie, une figure totem
représentée inlassablement à chaque nouvelle œuvre. C’est aussi pour lui
le moyen d’exprimer tout l’amour qu’il lui porte depuis plus de vingt
ans. Or, depuis quelque temps, Gil est jaloux ; il sent que son épouse
lui échappe : Irène s’éloigne, raconte sa vie dans un mystérieux carnet
rouge qu’il compulse fébrilement en secret. S’étant aperçu du manège,
Irène se prend au jeu d’y écrire des mensonges afin de provoquer Gil et
accélérer son départ. Hélas, rien n’y fait. Peu à peu, la tolérance
disparaît, la haine s’installe, les scènes et les insultes pleuvent
devant les enfants, témoins mutiques de ce couple en déliquescence.
Gil ne veut pas quitter le domicile
conjugal. Au delà du fait qu’il refuse l’échec de sa vie amoureuse,
c’est aussi l’inspiration artistique qui s’évapore :
« Mais à présent, il perdait
confiance et contrôle de soi. Ses tableaux lui échappaient, se
dissimulaient, parce qu’Irène dissimulait quelque chose (…). Elle avait
cessé de l’aimer. Son regard était un vide sans air ».
Sans Irène près de lui, il se retrouve bonnement incapable de peindre.
Au delà du récit conventionnel d’un
couple qui se sépare et rivalise de « coups-bas », Louise Erdrich
insiste sur les origines de la rupture. On dit toujours que l’amour est
un sentiment proche de la haine. L’auteur décrit avec précision ce
moment de basculement, et les tentatives de chacun des protagonistes
pour ne pas se laisser submerger par cette vague profonde et méprisable
qui finalement les dépasse. Pourtant, Irène a bien essayé de combattre,
mais rien n’y fait. « On revient toujours à des tropes anciens pour rester amoureux » se dit-elle, mais même les souvenirs heureux se transforment en partie apparente d’un naufrage annoncé depuis longtemps.
S’ensuit une guerre psychologique dans
laquelle Louise Erdrich fait l’usage des vrais-faux carnets intimes pour
pimenter sa narration. Les chapitres, assez longs au départ, prennent
le temps d’installer les personnages, leurs complexités, leurs vécus
respectifs (ce qui nous vaut quelques précisions sur les tribus
indiennes contemporaines), leurs attentes mais aussi et surtout leurs
rancœurs. Or, au fur et à mesure du récit, les chapitres deviennent
nerveux, sont de plus en plus courts, comme autant de signes du
dénouement final.
Le tragique vient de l’histoire de ce
couple qui ne s’aime plus, se déteste même, qui prend plaisir à la
souffrance de l’autre, mais qui est incapable de se séparer et passer à
autre chose. Les enfants sont les témoins forcés de ce drame intime. Peu
à peu, l’auteur leur laisse la parole. Ils sont les garants d’un
équilibre familial passé, mais aussi les bouées de sauvetage d’Irène et
Gil. Ainsi, le narrateur omniscient va s’effacer au profit de Ryel, la
cadette, pour conclure ce roman violent, haletant et très bien
construit.