dimanche 13 octobre 2013

Une tragédie américaine


 


"Tout ce que je savais c'est que quelque chose ne tournait pas rond chez moi. Quelque chose s'était défait, dévissé ou bien s'était cassé à l'intérieur de mon corps."
Saul Karoo incarne la chute non pas due à une succession d'événements malheureux en un temps record, mais construite volontairement (du moins), laborieusement, en adoptant une attitude narcissique, fermée aux sentiments filiaux et amoureux, et en prenant des décisions facilement haïssables pour les autres.
Doc Karoo est :
"un rouage modeste mais assez opérationnel de l'industrie du cinéma. [Il] reprend des scénarios écrits par d'autres. [Il] réécrit. [Il] coupe et [il] polit. (...) [Il] est un écrivaillon doté d'une plume qui a fini par être considéré comme un talent."
Sans foi ni loi, il détruit et refait même un film qu'il considère comme un chef d'œuvre. Et ce comportement déteint aussi dans sa relation aux autres. En effet, il est incapable d'avoir une relation normale avec son fils Billy ou de mettre enfin un terme à son mariage avec Diannah, alors que sa vie conjugale avec elle est terminée depuis belle lurette!

Cependant, bien conscient de sa veulerie légendaire, de sa propension au mensonge considéré comme "lien ultime avec ses congénères", il ne sait pas "comment ne pas être ce qu'il [est]". 
Et c'est là toute la tragédie de cet homme, son infini conscience de son comportement "border line", trop souvent méprisable et incompréhensif aux yeux de ceux qui le fréquentent. Être seul, aborder la solitude comme une solution lui permettrait peut-être d'échapper à cet "hubris" qui le ronge et le pousse, jour après jour, à envisager des décisions inconsidérées:
"c'est comme si le fait que des gens qui sont aussi importants pour moi était un fardeau. Comme une pression, comme une tumeur au cerveau que je sens diminuer au fur et à mesure que la distance entre nous grandit."

Il flotte un "air d'inéluctabilité" dans ce roman hors norme. Dès le début et le passage assez drôle où Saul Karoo raconte sa quête désespérée d'une ivresse qu'il n'arrive plus à atteindre, le lecteur sent que ce personnage totem porte une faille en lui qui, un jour, deviendra béante. Son ami et collègue dira de son histoire qu'il s'agit "d'une tragédie américaine" bonne à être mise sur pellicule. 
Il faut surtout y voir une tragédie grecque dans laquelle il incarne le héros mythologique tel Ulysse ou Œdipe, condamné à vivre en sachant qu'aucun avenir ne l'attend encore.

C'est drôle, c'est poignant, c'est superbement écrit, bref c'est de la vraie littérature, et ça fait du bien!

 MONSIEUR TOUSSAINT LOUVERTURE EDITIONS, février 2012, 608 pages, 22 euros.
Traduit de l'anglais (USA) par Anne Wicke