Editions La Branche, collection Vendredi 13, février 2013, 316 p. 15 €
Un monstre en Martinique
Une
nuit comme tant d’autres à Fort de France, sauf qu’on est un vendredi
13 et que c’est la dernière nuit de travail du commandant Eloi Ephraïm
Evariste Pilon. Durant toute sa carrière, il a rêvé d’être confronté à
un « vrai méchant », un véritable tueur, tels qu’on les trouve dans les
séries télévisées. Là, en cette ultime vacation, son désir se réalise :
« Le commandant fut happé par l’idée
que, dans une ironie malencontreuse du sort, il était en train de vivre
ce qu’il avait ardemment désiré au fil de sa longue et monotone
carrière : la rencontre avec un tueur considérable, une bête de sang
demeurée inconnue des forces de police. Et c’était là, durant la merde
de ce vendredi 13, ultime nuit de garde de sa longue carrière, qu’il
découvrait son existence, et qu’il se retrouvait soumis au bon plaisir
de ce que la Martinique avait sans doute produit de plus épouvantable ».
Les mains derrière la nuque, soumis
à l’arme du tueur posé contre son front, Pilon est contraint d’écouter
la longue confession de cet homme que les journaux qualifient d’« animal, zombi hystérique, un dorlis vampirique, ou même un antéchrist voudouisant remonté des enfers
». Car Hypérion Victimaire (c’est son nom) a des choses à confesser. Il
raconte son parcours de tueur et les causes qui l’ont amené à commettre
des crimes. Victimaire, c’est un peu le Dexter de la Martinique. Ses
victimes proviennent tous « des milieux glauques et nauséabonds ». Ce sont de « sales bêtes
» trafiquantes ou proxénètes qui, de près ou de loin, ont fait du mal à
bon nombre de familles. Cependant, l’Archange (c’est ainsi qu’il se
surnomme) conçoit qu’« à chaque fois que l’on tue, on élimine une part de soi-même ».
Mais, ce qui perturbe vraiment
Victimaire, c’est ce qu’il vient de vivre en cette nuit de vendredi 13.
Alors qu’il partait tranquillement à la rencontre de sa future seconde
victime, il a été pris en otage par trois jeunes gens et contraint de
leur servir de chauffeur. S’ensuivit une nuit de folie mettant sens
dessus dessous les valeurs familiales auxquelles notre tueur croyait
encore…
Obligé d’écouter, Pilon comprend très
vite que parmi le groupe de hors-la-loi se trouve sa fille unique
Caroline, en fugue du foyer où elle séjournait. Depuis le suicide de son
épouse Thérèse « partie dans la mangrove », le commandant tente
tant bien que mal de s’occuper de sa rebelle de fille, et avait même
prévu d’en faire un boulot à plein temps dès le premier jour de sa
retraite. Or, si le tueur a croisé sa route, est-elle encore en vie ?
Et puis, bizarrement, au fur et à mesure du monologue de Victimaire, il sent naître « une proximité vertigineuse ». Ainsi, il partage avec lui bon nombre d’opinions sur la famille, la jeunesse, la délinquance :
« Quant à ce qu’il disait de la
jeunesse, de la musique, des valeurs comme l’honneur, l’humilité, la
dignité, le respect ou ce qu’il analysait de l’époque dans laquelle nous
vivons, le commandant avait eu parfois l’impression de s’entendre
lui-même ».
Peu à peu, ce n’est plus un tueur en série qu’il écoute, mais son miroir, son double : « il
se sentait proche du monstre ! Il comprenait ses douleurs, vivait ses
émotions, partageait ses interrogations. (…) Cet homme était un monstre,
ce monstre était son frère ».
Dès lors, en tant que Commandant de
police, pas facile d’admettre que ce malade lui ressemble tellement !
Comment se sortir de ce guêpier ?
Loin des cartes postales de sable blanc
et cocotiers, Patrick Chamoiseau nous présente une Martinique gangrénée
par le désœuvrement, l’alcool et la drogue. La jeunesse manque de
repères et s’enfonce dans la délinquance.
Il faut une cinquantaine de pages pour
s’habituer au style de l’auteur. Les phrases sont longues, peu avares en
adjectifs redondants et expressions créoles, mais une fois accoutumé,
on plonge avec délice dans ce face à face entre deux « ennemis » aux
valeurs si proches. Hypérion Victimaire, « martiniquais épouvantable »,
est un personnage complexe, conscient de la barbarie de ses actes, mais
qui, au premier abord, pourrait apparaître comme le bon père de famille
partageant ses idées sur l’éducation et la vie en société. C’est
pourquoi Pilon semble « être en face de lui-même, de son double d’ombre et de terreur ».
Ce roman, édité dans une collection qui a
fait ses preuves, est un polar très sombre, addictif, et vraiment bien
écrit. Un bijou du genre.