mardi 10 janvier 2023

Ce jour-là

 

Dès le début du roman, on plante le décor: un bourg traversé d'une route unique asphaltée permettant le passage de camions de bois, avec de chaque côté, des commerces toujours vides. Depuis que l'Institut a déménagé, ne sont restés que les bûcherons qui se sont reconvertis, grâce au mystérieux Jin, en commerçants. Il y a bien un garde forestier mais il semble avoir disparu. Il semble, car son frère Ha-in qui le cherche, se heurte à l'incrédulité des habitants, incapables de le reconnaître. En fait, bizarrement depuis la disparition du colonel Kim, deux gardiens se sont au moins succédés et se sont volatilisés. Aujourd'hui, c'est un certain In-Su qui occupe le poste, obligé de remplir un journal de bord pour Jin. La forêt lui fait peur au point qu'il préfère boire que d'affronter l'obscurité des arbres.
"Ceux qui disent que la forêt est un endroit calme et paisible n'y connaissent rien. C'est un endroit où les bruits ne cessent jamais".
Quand In-su ne travaille pas, il se réfugie dans l'unique bar de la ville où il retrouve comme lui des alcooliques qui fuient leur quotidien.
"Seule l'ivresse lui permettait d'accepter, d'effacer ou d'ignorer la réalité, sans ressentir aucune émotion. Mais même ivre, il ne pouvait rejeter toute la responsabilité de ses actes sur l'alcool".

Officiellement, ils fuient ce qu'ils ont vu dans la forêt, à défaut de pouvoir plier bagages, étranglés par les dettes contractées auprès de Jin. Ils boivent pour trahir leur propre vie, mais aussi pour oublier leur expédition nocturne, une nuit dans la forêt, en compagnie de In-su.

"Ce que j'ai fait dans la forêt, ce que j'ai vu à ce moment là, ce dont j'ai été le complice, c'est cela l'hypothèque".
Page après page, une ambiance anxiogène se répand. On assiste aux delirium tremens des personnages, aux confessions de chacun sans mettre le doigt pour autant sur les motifs de la disparition du garde forestier. La forêt est le témoin taiseux, celle qui sait et qui garde le secret. Seule une femme, employée de l'Institut résume bien la situation:
"Pour An-nam, le bourg n'était pas le royaume de la forêt. Elle n'en était maîtresse que de jour. La nuit, c'était la ville de l'alcool. La nuit, la rue appartenait aux magasins plongés dans le noir, aux enseignes allumées qui faisaient office de lampadaires, aux camions chargé de bois qui défilaient les uns derrière les autres comme des serpents, et aux hommes qui rentraient ivres en titubant".

Une chose est sûre tous ces hommes ne se sont pas égarés dans la forêt mais dans leur vie. Mais ils y sont liés à jamais et si un des habitants du bourg s'effondre c'est la communauté entière qui s'écroulera comme un château de cartes.

"Mais la vie des gens du bourg, elle, il devait la protéger. Leur vie ensemble. Chacun était uni à Jin et à cette forêt, d'une manière ou d'une autre (...) et pour cette raison, aucune n'existait en dehors de celle des autres".

L'autrice adore les ambiances vénéneuses et mystérieuses où chacun joue un rôle qui s'étiole au fur et à mesure de l'avancée de l'intrigue. Déjà, dans Le Jardin (Rivages, 2020), la nature inspirait et représentait l'état de folie des personnages. Dans La Nuit du hibou, c'est aussi le cas : la forêt rappelle aux protagonistes qu'il faut se taire, oublier ou faire semblant pour ne pas être englouti comme les autres.


Ed. Rivages, Collection Noir, juin 2022, traduit du coréen par Pascale Roux et Tae-Yeon Lee, 304 pages, 22€