mardi 12 octobre 2021

Cours Remington, cours !

 


RENTREE LITTERAIRE 2021

"Cours Forrest, cours !" criait Jenny à Forrest Gump pour éviter de se faire battre par les autres gamins...
Depuis ce film où on voit le héros éponyme courir sans s'arrêter pendant des mois, la course à pied est considérée comme un sport à part qui demande autant de détermination que de faculté physique, mais qui cache aussi autre chose chez celle ou celui qui le pratique.



Depuis l'âge de douze ans, Serenata court, pédale, fait des abdos. Son entraînement quotidien allait de soi, faisait partie de sa vie bien remplie par son mariage avec le flegmatique Remington, ses deux enfants et son travail en tant que voix off pour des jeux vidéos et des livres audios. Sauf qu'à l'aube de la soixantaine, ses deux genoux y ont mis un frein. Désormais, elle ne peut plus s'activer qu'"en mode statique", incapable finalement de s'arrêter complètement à faire de l'exercice.

C'est à ce moment là que Remington, jusque-là non sportif, décide de  préparer un marathon. Serenata prend mal cette lubie. Pourquoi à soixante-quatre ans voudrait-il courir 42,195 km alors que jadis l'univers de la course à pied ne l'intéressait pas ? 

"Tant d'années après la question était : puisque Remington avait d'abord respecté de façon fascinante son sens aigu du territoire, pourquoi l'envahissait-il aujourd'hui à l'âge de soixante-quatre ans"?

Cette décision est d'autant plus surprenante pour Serenata qu'elle-même, malgré son niveau, n'a jamais ressenti le besoin de faire des courses et se frotter aux autres. Pour elle, courir est une affaire solitaire, un lieu à soi.

"Cette fois, l'incursion dans son territoire n'était pas métaphorique mais pouvait se mesurer en mètres carrés. Son cher mari avait rejoint le gros du troupeau des clones décérébrés".
Ce qui rend le roman drôle c'est que deux sexagénaires vont affronter leur vision égoïste de l'événement. Serenata ne supporte pas d'être sur la touche et de voir son mari s'entraîner pour un marathon, puis un triathlon, et Remington revendique son droit à se surpasser, à dépasser la douleur, bref un autre lui-même version Terminator, coaché par Bambi qui a vu en lui une bonne source de revenus...

"Le matériel est le corps. Je sens une réduction au minimum de ce que tu es, sans être mort. Une fermeture des écoutilles, un plongeon dans un trou.
- Je n'ai absolument pas ce sentiment. Devenir plus fort physiquement se traduit directement par des forces de différentes natures.
- C'est une forme particulière d'épanouissement qui se fait au détriment des autres".
Ce couple uni qui s'est toujours suffi à lui-même, qui a supporté le silence de leur fille pendant des années et la vie à la limite de légalité de leur fils, se voit en sursis pour une histoire de triathlon. Car après son marathon poussif, Remington décide de faire un triathlon, mais pas celui qu'on fait aux Jeux Olympiques, non, un Iron Man, un triathlon avec des distances maximales. Serenata ne comprend plus son mari. Cherche-t-il la gloire à travers l'effort ?

"Mais moi, je n'ai jamais considéré l'exercice comme quelque chose de glorieux. C'est du ménage biologique, comme passer l'aspirateur sur le tapis du salon. De nos jours on atteint un état de grâce en s'épuisant".

Serenata est un personnage complexe. On ne sait jamais si elle est jalouse de son mari qui peut courir alors qu'elle est sur le carreau, ou si elle est soucieuse de la santé de l'homme qu'elle aime et qui ne l'écoute pas. Egoïste depuis toujours - d'ailleurs ses enfants le lui reprochent - elle a toujours considéré le sport comme son jardin intime, son lieu à elle que personne n'osait envahir.
A travers ce couple, Lionel Shriver épingle la société américaine qui fait de l'apparence physique un état d'esprit et de l'exploit, la condition d'exister aux yeux des autres.

"Quand on se forge une personnalité à partir de rien, on prend ce qu'on a sous la main ; chacun d'entre nous est une œuvre d'art fruit du hasard".

Alors Remington nage, pédale et court. Péniblement. Et Serenata devient la témoin impuissante de ce "carnage" afin de préserver son couple.

"N'espère pas y trouver la révélation de quoi que ce soit. Je suis probablement ravie d'avoir eu une excuse pour abandonner. Et c'est sans doute ça que je ne peux pas me pardonner. Mais j'ai au moins la joie de ne plus faire partie de la masse des abrutis qui soufflent de concert en pensant tous être tellement différents".
Drôle de société qui met en avant la douleur physique dans le sport et qui fait de la polémique un sujet de conversation aussi bien en famille qu'au travail. Car le Remington de Lionel Shriver est un homme mis à la retraite de façon anticipée car il n'a pas su voir ou n'a pas voulu voir les manœuvres de sa supérieure noire et d'origine nigériane, de peur d'être taxé de raciste. C'est peut-être aussi pour cela que le sexagénaire s'est mis à courir : pour reprendre sa vie en main et ne plus avoir cette impression constante qu'on décide pour lui.

Quatre heures vingt-deux minutes et vingt-huit secondes est un roman intelligent qui pose les bonnes questions. Le titre français (extrait d'un passage où un coureur se plaint de son temps au marathon de New-York) ne reflète pas la profondeur du contenu, contrairement au titre original. Car Lionel Shriver a écrit un roman sur le temps qui passe, le corps qui se dérobe malgré la volonté, le couple à l'épreuve.
Finalement, être original, par les temps qui courent, ce n'est pas terminer un marathon ou un triathlon, c'est vieillir avec celui qu'on a épousé dans sa jeunesse et avec qui on traverse les épreuves de la vie. D'où la très belle fin du roman.


Ed. Belfond, août 2021, traduit de l'anglais (USA) par Catherine Gibert, 384 pages, 22€
Titre original :The Motion of the body through space