De cet instant où le monde a basculé, chacun en gardera un souvenir précis. Tessa et Jim étaient dans un avion, de retour de Paris, tandis que leurs amis Diane, Max et Martin les attendaient dans un appartement de New-York, l'écran de télévision allumé en attente de la finale du SuperBowl.
"La pénombre. C'est quelque part dans la conscience collective, dit Martin. Le temps d'arrêt, l'impression de déjà-vu. Une espèce de panne naturelle ou d'intrusion étrangère Un sens du qui-vive hérité de nos grands-parents, arrière-grands-parents ou bien au-delà. Des gens aux prises avec une menace sévère".
Tout s'est éteint. Portables, télés, internet, éclairage extérieur. De la colère de la télévision qui ne veut pas se rallumer, s'ensuit une incrédulité. Comment est-ce possible qu'en 2022, à l'ère technologique, une panne dure si longtemps ? Alors, pour palier le silence des écrans, les protagonistes parlent ou plutôt se parlent, jusqu'à l'absurde parfois. Au bout d'un moment, après un passage éclair dans un hôpital qui semble hanté faute de lumière, Tessa et Jim arrivent à rejoindre leurs amis dans un New-York crépusculaire tels "des saints et anges, oubliés par les nuées de touristes émerveillés, hantent les églises désertées à minuit".
A cinq, autour de l'écran muet, ils dialoguent et se rendent compte que peu à peu leur parole se détache de leur conscience. Emettre des sons pour exister, pour éloigner le silence qui désire s'imposer. Parfois, on se croirait dans une pièce de Ionesco, seul le fil de la conversation ne se rompt pas. Et plus on avance dans la nuit, plus les pages se parent d'un cadre noir. Le silence s'impose, obstinément.
"Les pauses dans la conversation se muent en silences et commençaient à donner l'impression d'une fausse normalité".
Malgré leur proximité, on comprend que chaque personnage reste une énigme pour l'autre.
"Toutes nos existences, tous ces regards. Ces gens qui regardent. Mais qui voient quoi"?
Martin se demande si ce n'est pas cela la Troisième Guerre Mondiale dont on a tant parlé : un retour au monde d'avant, sans la technologie.
"Et si tout ça était une espèce de songe vivant"? Il est prêt même à croire que tout cela n'est qu'une expérience, pourquoi pas ?
Le Silence est un roman assez bavard. Les dialogues sont nombreux, les digressions aussi, mais à chaque fois l'auteur prend bien soin de rediriger le lecteur vers le thème principal : la panne. La panne engendre le silence, la fin de quelque chose. Seule la parole peut reporter l'inéluctable. Mais que vaut cette parole quand les protagonistes n'y croient pas eux-mêmes ?
"Le monde est tout, l'individu rien. Est-ce que nous comprenons bien ça, tous"?
Don deLillo offre un texte court, puissant, qui joue aussi sur la mise en page pour bien mettre en évidence les deux forces qui s'opposent. Au-delà, s'offre au lecteur une réflexion sur notre individualité à l'ère d'un monde qui dépend d'internet et des communautés.
Ed. Actes Sud, avril 2021, traduit de l'anglais (USA) par Sabrina Duncan, 112 pages, 11.50€
Titre original : The Silent