jeudi 11 février 2021

Tout est question de perception


Toute petite déjà, Francie était "hors champ". On ne la remarquait pas, parfois on ne la voyait même pas et quand on se rendait compte qu'elle était bien là, ses camarades de classe disaient : "Francie est encore bloquée !"
C'est que la petite fille a grandi avec une mère psychotique, Elaine, en tête à tête, habituée à repérer les signes d'une prochaine crise et à ses propos hallucinatoires. 

"Ca fonctionnait toujours pareil pour elle, son traitement perdait peu à peu de son effet et tout basculait comme une toupie dont on avait cru qu'elle pourrait continuer de tourner éternellement".

(...)

"Elle m'appelait auprès d'elle et demandait si j'étais réelle".

Un jour Elaine, en pleine crise, se fracasse la main à coups de marteau. Francie est contrainte de rejoindre sa tante Minn, son oncle Stan et la jeune Vicky nouveau-né. 

"J'avais la volonté en bouillie" (...) "J'étais surprise, tremblante, dévastée, nauséeuse, mais pas si choquée que ça".

Comme d'habitude, Francie se laisse porter par les événements et accepte tout naturellement de grandir auprès d'eux. Ce qui l'inquiète, ce sont ses hallucinations : un papillon d'abat-jour s'est trouvée au fond d'un verre d'eau, un scarabée dessiné s'est incarné et une rose de rideau est tombée. Heureusement qu'à chaque fois elle ne fut pas la seule à voir ces choses car sinon elle aurait cru devenir comme sa mère...

"J'ai bien fini par en avoir une à l'intérieur de moi après l'hospitalisation de ma mère, ma bestiole de malheur, un papillon trouvé dans l'appartement de la baby-sitter, flottant joliment comme une feuille rouge et or dans un grand verre d'eau".

Devenue adulte, Francie est une solitaire. Elle vit de la vente d'articles de brocante par correspondance et réduit au minimum sa vie sociale. Avec sa cousine Vicky, elle achète une tente qu'elle dresse sur son balcon. En s'y isolant un peu plus chaque jour, elle espère faire le point sur ses souvenirs et et donner une explications sur ce bestioles qu'elle portait en elle.

"Je tâcherais de laisser les souvenirs prendre forme, pour tenter, morceau par morceau, à force d'attention et d'assiduité, de redonner de la netteté, de la précision et des détails à ce qui était flou".

 "C'est une bonne chose de revenir au même matériau, je me dis. C'est une bonne chose de se souvenir plusieurs fois sur plusieurs jours. De mettre cela en forme, comme un discours".


Aussi peut-être pourrait-elle mettre un terme à ses vieilles habitudes d'enfant comme s'enfermer à clé chaque nuit dans sa chambre.

"Si je me fais enfermer, c'est peut-être parce que j'ai besoin que quelqu'un me libère".

Francie en est sûre, elle n'est pas malade comme sa mère qui vieillit paisiblement à l'asile et dont elle rend visite parfois, mais sa perception au monde n'est pas tout à fait comme les autres. "Ma mère n'est pas une anomalie" dit-elle, elle non plus d'ailleurs. Simplement, elle a fait le choix de se laisser porter par les événements, ses souvenirs fugaces et ses mirages qui l'ont portés jusqu'à l'âge adulte.

"A la porte de leur maison, avant que j'entame une nouvelle vie, j'ai réalisé que le scarabée et le papillon avaient sûrement été les billets. Ce qui voulait dire que j'en étais aussi un puisque je portais l'un d'eux en moi. J'y ai pensé et puis j'ai oublié".

 Aimee  Bender croit au pouvoir des mots et des souvenirs. Certaines expériences vécues enfant ne sont pas anodines et forgent notre futur rapport au monde. Adulte, Francie veut mettre de la netteté dans une période de sa vie qu'elle qualifie elle-même de floue. Ces petits moments clés sont autant de transitions, tout comme les deux apparitions dans le train menant alors la petite-fille vers sa nouvelle vie.

Le ton est juste, on s'attache à l'histoire, et on se laisse séduire par la traduction de Céline Leroy et l'univers de Francie.


Ed de L'Olivier, janvier 2021, traduit de l'anglais (USA) par Céline Leroy, 352 pages, 22€

Titre original : The Butterfly Lampshade