mercredi 4 novembre 2020

Renoncer pour exister.

 


Stella et Desiree, jumelles noires indissociables ont grandi dans une petite ville du Sud, Mallard, où elles ont vu leur père emmener et lyncher par le Klu Klux Klan. Au milieu des années 60 elles décident de fuir en des lieux où leur couleur ne sera plus stigmatisante.

Alors que Desiree fut la meneuse lors de la fugue, c'est Stella qui a décidée de rompre avec son passé. Un jour, elle s'est aperçue qu'elle était tellement claire qu'on pouvait véritablement la confondre avec une blanche. Il a suffi qu'elle franchisse la ligne de couleur : devenir blanche pour vivre une vie normale, croit-elle.
"Le passé blanc était un mystère. On ne rencontrait jamais quelqu'un qui avait franchi la ligne de couleur de manière définitive, pas plus qu'on ne rencontrait quelqu'un qui s'était fait passer pour mort avec succès ; pour réussir, il fallait que l'imposture demeure insoupçonnable".
Dès lors, tout va très vite : un mariage avec un blanc riche, Blake, une belle maison et une fille, Kennedy, aussi blonde qu'elle puisse espérer. Elle se prétend orpheline de son passé.
"Elles s'étaient séparées et leurs vies s'étaient scindées en deux, aussi nettement que l'œuf dont elles étaient issues. Stella était devenue blanche et Desiree avait épousé l'homme le plus noir qu'elle avait pu trouver".

Désormais Stella vit dans un mensonge permanent, tiraillée entre ses deux identités.
"Stella mentait depuis trop longtemps pour dire la vérité maintenant. Ou peut-être n'y avait-il plus rien à révéler. Elle n'était plus que celle qu'elle était devenue".(...)
"Elle avait passé sa vie divisée entre deux femmes : toutes les deux réelles, toutes les deux mensongères".
De son côté, Desiree n'a jamais renoncé à retrouver sa jumelle. Elle est retournée à Mallard, chez sa mère, fuyant un mari violent. Avec elle, sa fille, Jude, aussi noire que sa cousine est blonde.
"Elle était noire. Noir-bleu. Non, d'un noir qui tirait sur le violet. Aussi noire que le café, l'asphalte, l'espace intersidéral. Aussi noire que le début et la fin du monde".
Les années passent. Avec une bourse d'étude, Jude rejoint la Californie pour intégrer la faculté. Elle arbore sa couleur de peau comme un trophée et entend bien intégrer la fac de médecine. A une soirée, elle rencontre Reese, un noir bien plus pâle qu'elle, mais qui cache un lourd secret. Tous les deux vont affronter les affres de leurs différences en se soutenant mutuellement coûte que coûte. Alors qu'elle officie comme serveuse, Jude rencontre Kennedy et Stella. Elle comprend vite que sa tante a occulté son passé tandis que sa cousine ne soupçonne même pas l'existence de tout un pan de sa famille.
Pour sa mère Desiree qui n'a jamais renoncé à retrouver sa sœur, Jude raconte la vérité à Kennedy, pour qui la nouvelle est un choc.
"Elle était blanche, elle était noire. Elle était une nouvelle personne chaque fois qu'elle franchissait une frontière. Elle inventait constamment sa vie".
Qui sommes-nous vraiment ? Notre identité s'établit-elle à partir de notre couleur de peau ? Britt Bennett casse les codes. Elle pointe du doigt le racisme quotidien et la volonté de mettre à tout prix les gens dans des cases. Même dans la communauté afro-américaine existe la notion de colorisme dans laquelle des familles s'évertuent, à chaque génération, d'avoir des enfants à la peau de plus en plus clair.
Comme Dans Le Coeur battant de nos mères (Ed. Autrement, 2017), l'autrice accorde une place centrale à la mère. Stella et Desiree sont mères, éloignées l'une de l'autre. La première a construit sa vie sur un mensonge qu'elle a du mal à admettre en vieillissant, tandis que l'autre a accepté sa couleur et est restée auprès des siens sans renoncer à sa jumelle disparue.
"Mentir, elle savait faire. La seule différence entre le mensonge et le théâtre, c'était le public"(...)
"Elle laissait son esprit se vider, sa vie s'effacer". (...)
"Elle s'imaginait tourner le volant vers le parapet pour basculer de l'autre côté. Rien n'est plus tentant que la possibilité de l'anéantissement total".

Cette stratégie de survie lui a valu de perdre une part d'elle-même. Renoncer à être entière pour devenir blanche...
L'Autre moitié de soi devient un coup de maître avec le personnage de Reese. La question de l'identité résonne le plus justement possible avec l'amoureux de Jude qui a dû renoncer à sa famille et à son passé pour pouvoir devenir ce qu'il est au fond de lui depuis toujours : un homme.
Les jumelles tronquées se font écho, les cousines si différentes se rapprochent. La solitude et l'immense impression de perte s'estompent pour faire place au bilan : en quoi nos renoncements ont-ils morcelé notre vie ? Et là, c'est cette sensation de vertige que nous raconte Britt Bennett. Magistral.




le Monde du 21/08

Ed. Autrement, traduit de l'anglais (USA) par Karine Lalechère, 480 pages, 22.90€

Titre original : The Vanishing half