jeudi 8 octobre 2020

La photocopieuse temporelle ne répond plus




Il a fallu l'article de Christine Bini sur La Règle du Jeu pour que je m'intéresse à ce roman. Science-fiction, faille spatio-temporelle, histoire d'un avion qui atterrit deux fois avec les mêmes passagers à trois mois d'intervalle, sont autant d'éléments qui attisent ma curiosité littéraire. On est en pleine fiction ou plutôt en plein fantastique.

" Et je bondis dans ce monde dangereux : impuissant, nu et criard / Comme un démon caché dans un nuage" a écrit William Blake dans un de ses poème qu'un des personnages dupliqués, tueur à gages de son état, aime particulièrement. Ces vers sont évocateurs : le démon est l'avion - le vol Air France 006 - un Paris- New-York ordinaire qui va devenir extraordinaire. Il va atterrir une seconde fois après une tempête de grêle durant laquelle l'équipage et les passagers ont crû voir leur dernière heure arrivée. Or, le monde sur lequel ils atterrissent n'est plus le même : il a pris trois mois. De mars, on est passé à juin, et les passagers qui ont atterris en mars ont continué leur vie.

C'est compliqué à comprendre, mais Hervé Le Tellier prend le temps de poser les choses si bien que le récit devient évident et claire. On a affaire à un cas de duplication, élémentaire mon cher Watson ! Sauf que non, c'est tout sauf normal et il faut mettre en place des stratégies pour non seulement comprendre ce qui s'est passé, mais en plus accueillir dans les meilleures conditions les nouveaux jumeaux de ceux atterris en mars. Ouf ! le protocole 42 pensé après les attentats du 11/09 a justement été mis en place pour des situations impensables...

"Mon corps s'est contenté de s'animer entre les lignes que je n'ai pas tracées. Il y a de l'outrecuidance à laisser entendre que nous sommes maîtres dans l'espace, quand nous faisons que suivre les courbes de moindre force". (Victor Miesel)

Chacun des passagers raconte ou plutôt se raconte, tissant ainsi la toile d'un événement extraordinaire. Peut-on reprendre le cours d'une vie qu'un autre soi-même a continué ? Peut-on changer ce qu'on regrette et transformer le cours du temps ?

"Alors nous vivons une allégorie de la caverne, mais à la puissance n. Et c'est insupportable : passe encore que nous n'accédions qu'à la surface du réel, sans espoir d'accéder à une vraie connaissance. Mais que même cette surface soit une illusion, c'est à se flinguer".

Les grandes nations entrent dans la danse, discrètement, puisqu'il s'agit d'un vol international. Chacun y va de sa petite idée pour traiter le problème. Quand vient la rencontre entre chaque double, les théories freudiennes en prennent un coup.

"Freud parle de l'inquiétante étrangeté, du double narcissique et du miroir interne. Rien de tout cela ne colle tout à fait. L'étrangeté ne les inquiète pas, leur double ne les séduit pas, trop maigre, trop grand, trop jeune, même, ils découvrent l'un comme l'autre qu'ils ne sont pas leur genre".

Dès lors se pose la question du temps et de l'espace. Sommes-nous partie intégrante d'un programme, une sorte de Matrix temporel ? Mais, même si nous sommes virtuels finalement, comme j'ai conscience de mon existence, "être deux dans une seule vie, c'est être un de trop".

Et la religion dans tout ça ? Dieu a-t-il voulu tout ce bazar ? Les fait sont là, ne reste plus qu'à leur trouver une explication tangible à travers une démarche philosophique et scientifique.

"La pulsation infinitésimale" du monde existe. Elle a frappé au même instant partout sur la Terre et a affecté une grande quantité d'êtres vivants. La photocopieuse temporelle ne répond plus et l'Humanité s'emploie à la réparer comme elle peut.

 Ed. Gallimard, collection La Blanche, août 2020, 336 pages, 20€