New Canaan au fin fond de l'Ohio concentre à elle seule toute une jeunesse désabusée qui a fui la ville dès la fin du lycée, croyant trouver ailleurs des pâturages plus verdoyants.
Une nuit, quatre d'entre eux se rencontrent par hasard. Ils sont revenus à New Canaan pour rendre visite à de la famille, régler de vieux comptes ou participer à un projet louche. Tous ont en commun d'apparaître comme les spectres de ceux qu'ils ont été. A la faveur de la nuit et des ombres, Bill, Stacey, Dan ou Tina se souviennent, laissent libre cours à leurs failles qui ont guidées malgré tout leur personnalité et leur vie.
"Le monde entier était un tour de passe-passe. Leurs vies : des bêtes composantes d'une vaste entourloupe, une duperie raffinée à laquelle ils s'accrochaient comme ils pouvaient".
Chacun à leur façon ont tenté de se libérer de New Canaan et du déboussolement collectif.
"New Canaan est sclérosée à tous les niveaux. Lente à s'adapter au départ des usines vers l'Orient lointain, aux aspirations progressistes d'un pays en plein bouleversement démographique et bien sûr l'acceptation de tout comportement non hétérosexuel".
Mais comment échapper à ce qu'on est, à ses erreurs, à une famille trop ou pas assez aimante, et plus largement, à cette Amérique post 11 septembre qui entretient un militantisme revanchard et malsain, pour "défier la psychose collective du nationalisme et des guerres impérialistes" ?
Lisa Han semble avoir tout compris assez tôt. Dès la fin du lycée, elle est partie pour l'Asie, donnant des nouvelles sporadiques. Son antithèse est Todd Beaufort. La drogue et la violence ont détruit son brillant avenir dans le football. New Canaan l'a englouti et le digère à petits feux.
"Quand je vois Beaufort, ça me rappelle comment cette ville t'engloutit. Elle te défonce à sa propre mythologie".
A travers les destins de ces personnages Stephen Markley pose le constat que rien n'est écrit à l'avance. Il suffit d'un grain de poussière qu'on laisse devenir caillou pour que la vie devienne un fardeau.
"On finit fatalement par se rendre compte que la linéarité n'existe pas. Tout ce qui existe, c'est ce lance-flammes délirant, ce rêve collectif dans lequel nous naissons, voyageons et mourons".
Le néant ou la sensation du néant sont-ils au bout de la nuit ? La choralité du récit apporte de l'épaisseur. Les témoignages, les points de vue et les souvenirs se recoupent pour aboutir à la plus noire des révélations.
Ohio est une maïeutique socratique. A force de questionnements, chacun accouche d'une vérité trop longtemps reniée.
Avec ce premier roman, Stephen Markley signe un roman noir, symptomatique de ces vies abîmées dans l'Amérique d'aujourd'hui.
"Notre tragédie, notre cliché, notre grand fléau : le refus absolu de l'amour de jamais capituler".
Ed. Albin Michel, collection Terres d'Amérique, août 2020, traduit de l'anglais (USA) par Charles Recoursé, 560 pages, 22.90€