Depuis qu'elle écrit Alice McDermott garde en tête la définition de Franck O'Connor à propos de la nouvelle : "c'est le moment après lequel rien n'est jamais plus pareil". La nouvelle est après tout le récit d'un basculement.
Un étron dans un jacuzzi, les plaisirs coupables sont, dans ces deux histoires, des points de départ vers autre chose où les personnages pourront dire qu'il y a eu un avant et un après. Qui plus est, ces nouvelles ont en commun les désillusions de la vieillesse.
Et m*** ! raconte comment une incivilité de voisinage bouscule un couple uni de sexagénaire. Et dans une Amérique où Trump vient d'être élu, les soutiens d'Hillary Clinton comme David et Ellie se sentent montrés du doigt. David minimise, Ellie sombre dans la paranoïa et l'incompréhension s'installe. Les conséquences sont dévastatrices. Après la défection des amis-voisins qu'ils avaient vécue comme une trahison, un étron et des nuées de mouches pourraient bien avoir raison de leur couple, et tout cela dans un climat politique où règne l'impression de basculer dans l'inconnu.
"Allons, vieux, ce type est un porc, mais ce n'est quand même pas Hitler !" et moi, j'ai rétorqué : "D'accord, mais quand même, comment as-tu pu faire une chose pareille ?" Et là, il m'a avoué qu'il pensait qu'un changement temporaire, même pour le pire, nous réveillerait tous".
L'héroïne d'Alice McDermott est âgée elle aussi. Toute sa vie, elle a eu des plaisirs coupables, survenus une première fois dans sa jeunesse, et qu'elle a su garder tout au long de sa vie. Son "problème de canapé" incarne son désir toujours renouvelé d'une étreinte, tandis que son goût pour les pots de glace mangés en cachette, surtout chez les autres, marque son incapacité à être rassasiée.
"Le plaisir, c'est le plaisir. Un reste de fraises, les mains d'un jeune homme, un nouveau-né dans les bras ou le visage changeant d'un enfant qu'on a mis au monde. Des lèvres posées sur la joue familière, râpeuse, d'un époux . Une langue sur la dernière coulure de caramel dans un pot vide. Le plaisir, c'est le plaisir".
La soixantaine devient l'âge du basculement. L'appartenance à une famille, à une communauté, s'effrite au profit de besoins plus personnels. Dès lors, la dernière ligne droite de l'existence devient bien plus imprévisible et sinueuse.
Et m***!, Richard Russo, juin 2020, traduit par Jean Esch, 48 pages, 7€
Titre original :Sh*tshow
Jamais assez, Alice McDermott, juin 2020, traduit par Cécile Arnaud, 48 pages, 4€
Titre original : Enough