jeudi 28 mai 2020

ALPHAVILLE


 

C'est peut-être le roman le plus étrange de Murakami. L'action se déroule une nuit, au coeur de Tokyo. le lecteur suit l'errance de Mari, une jeune fille qui a décidée de ne pas dormir alors que sa sœur aînée, Eri, dort à poings fermés, surveillée par quelque chose... 

Alphaville, est un film des années 60 de Jean-Luc Godar.t "C'est le nom d'une cité imaginaire du futur. Une ville quelque part dans notre galaxie". (...) "Je ne vois pas comment l'expliquer. C'est un film abstrait. Ou conceptuel. En noir et blanc. Sans dialogues. On ne peut le voir que dans des cinémas d'art et d'essai". (...) "Dans cette cité, les habitants n'ont pas le droit de ressentir les choses en profondeur. Donc, il n'y a pas non plus de sentiments. Il n'y a ni 'irony' ni contradiction. Tout se traite au moyen de formules mathématiques. De manière centralisée".

Alphaville est le film préféré de Mari et quand elle le décrit, le lecteur pourrait croire qu'elle est une actrice de ce long métrage tant finalement les similitudes sont grandes entre ce qu'elle vit et ce qu'elle raconte du film. La jeune fille en a marre d'attendre que sa sœur se réveille enfin d'un long sommeil qui ressemble davantage à un coma qu'à un sommeil ordinaire. La lecture lui permettra de passer les heures creuses, celles du cœur de la nuit, mais c'était sans compter sa rencontre avec une vieille connaissance. Avec ce musicien croisé jadis un après-midi, elle va arpenter, les rues, croiser de nouvelles personnes et plonger un temps dans le Tokyo interlope des love-hotels. 
Murakami met en scène cette errance sur fond de jazz, notamment la musique de Duke Ellington. Le temps s'étire, symbolisé par l'horloge au début de chaque chapitre.
" La nuit, répond le barman, la nuit possède une horloge différente (...) Inutile de lui résister".
Mari ne résiste pas, se laisse porter par la nuit. C'est le cas aussi d'Eri. Le lecteur devient le témoin sous forme de l’œil d'une caméra invisible.
Le lit et Eri, "On dirait quelqu'un qui dérive seul sur une mer calme  dans un canot de sauvetage". La télévision de la chambre s'allume brusquement et Eri se retrouve soudain de l'autre côté de l'écran sans s'en rendre compte. On sent qu'il y a quelque chose, mais impossible de l'expliquer.
"Pourtant, nous ne parvenons pas à détourner notre regard de ces images. Pourquoi ? L'explication nous échappe. Mais une sorte de pressentiment nous avertit qu'il y a 'quelque chose'. Là. Quelque chose est là. Tapi sous la surface de l'eau, qui dissimule sa présence. Nous scrutons attentivement les images immobiles sur l'écran afin de déceler la position de cette présence invisible".
La nuit, les repères sont différents, les sensations aussi. Dans Le Passage de la nuit, le lecteur est à la fois, le témoin lointain et involontaire d'une situation qualifiée de paranormale comme il devient aussi le compagnon nocturne d'une jeune fille qui a décidée de rester éveillée. Le salary man devient une créature étrange dénuée de sentiment,  la gérante du love-hôtel une femme vengeresse, la femme de ménage fuit depuis longtemps un grand danger, et quand Mari décide de se regarder dans le miroir, ce dernier garde son reflet après son départ....

Dès lors, on pourrait croire que Le Passage de la nuit raconte un autre monde, étrangement parallèle au notre et pourtant si différent. Or, ce n'est que l'ombre qui change les perspectives et transforment les gens. La nuit est un moment suspendu, à part, que Murakami a décidé de mettre en avant dans cet étrange roman.

Ed. 10/18, traduit du japonais par Hélène Morita, 240 pages, 5€
Titre original : After Dark