mercredi 29 avril 2020

La réalité n'existe pas, elle n'est que virtuelle.

 
"Ce qui me différencie pourtant, c'est l'étendue de mon empathie, ma propension à l'immersion totale. Je suis un vide, que remplissent les gens de mon entourage et qui s'évapore à nouveau lorsqu'ils n'y sont plus. Il y a quelque chose en moi de fondamentalement malléable, qui se prête à toutes les modulations. Je pourrais dire que c'est dans la logique de ma profession, sauf que je ne pratique plus cette profession depuis longtemps : seuls les autres me considèrent encore comme un acteur, pas moi".

Voilà comment se définit Chase Insteadman (rien que son nom de famille prend tout son sens en lisant le roman), jadis enfant-acteur célèbre qui vit depuis sur les royalties des rediffusions de la série télévisée dans laquelle il jouait. Au-delà, son nom est aussi connu pour être celui du fiancé de la femme-astronaute Janice qui, avec ses compagnons d'infortune, est plus ou moins condamnée à mourir dans l'espace. Leur mésaventure spatiale ainsi que les missives de Janice fascinent les new-yorkais. Bien malgré lui, Chase est devenu le fiancé que tout le monde plaint.

Un jour, chez une amie commune, Chase rencontre Perkus Tooth, ancien critique underground, tellement réputé pour ses digressions que personne n'a jamais réussi à cerner le fond de sa pensée.
"Perkus Tooth était mon ellipse. Peut-être était-elle déjà présente en moi, mais ce fut lui qui me la révéla. Avec ses râleries, ses enthousiasmes, ses brusques et improbables digressions, Perkus me faisait visiter le monde à l'intérieur du monde (...) Perkus était le contraire de ma lointaine fiancée astronaute - mon affection pour lui pouvait peser dans la balance, et quotidiennement".
Le jeune homme s'attache au vieux grincheux, gros consommateur de cannabis dont il se sert pour calmer ses migraines.
"L'herbe vous aide ?
- Dans une expérience de type migraineux, on a l'impression de n'être qu'à moitié en vie. On déambule dans un monde cimetière, tout s'éloigne, tout ternit, tout meurt. La fumette me restitue dans le monde, restaure mes appétits pour la nourriture, la sexualité et la conversation".
Leur amitié se nourrit de théories du complot, de rencontres féminines, notamment Oona, nègre littéraire à succès qui va devenir la maîtresse de Chase, de considérations sur la mort supposée de Marlon Brando, des nouvelles alarmantes de la station spatiale de Janice, de déambulations dans les rues de New-York où plane une étrange odeur de chocolat et où sévit un tigre qui semble être échappée du zoo du Bronx...

Peu à peu, la réalité s'estompe au profit de quelque chose de plus flou, de plus malléable, plus éphémère : des quartiers entiers de New York s'effondrent, Perkus entretient une obsession grandissante pour des chaldrons, artefacts d'étranges objets en céramique et, de plus en plus, la plate forme de réalité virtuelle Yet Another World sert de décor aux personnages.
"Le monde était un ersatz et une réalité, truquée, falsifiée par nous-mêmes et d'autres anonymes invisibles".
Dès lors, Chase se sent incapable de se trouver une place dans la micro société de privilégiés dans laquelle il évolue ; la disparition de Tooth n'arrange pas son mal être. Et si tout n'était finalement qu'une question de point de vue, une ellipse existentielle qu'il s'agirait simplement d'intégrer ?
"L'ellipse est comme une fenêtre qui s'ouvre, Chase. Ou comme...l'art. Ça suspend le temps".
 "C'est pour ça que tout le monde t'aime, Chase. Tu es le parfait avatar de l'irréalité de la ville. Comme Manhattan, tu es un monument sentimentale figé dans le temps".

Chronic City offre une multitude de points de vue. Jonathan Lethem a déverrouillé son récit au point que le lecteur prend plaisir à dénicher les incohérences du texte pour trouver une faille permettant d'entrevoir la réalité qu'elle soit virtuelle ou non. Sauf que je n'ai pas trouvé ces incohérences... Dès lors, ce roman est un petit bijou de maîtrise. L'idée est géniale, les portes de compréhension sont multiples et ouvertes : effets secondaires du cannabis, des astronautes à l'agonie en direct, une plate-forme virtuelle qui prend de l'ampleur, la mégalomanie d'un maire pour transformer une ville tentaculaire, bref tout est fait pour croire que "la vie est un mensonge, un divertissement", d'où le titre :
"El chronic |[était] le nom d'un puissant plant de marijuana en Amérique du sud, nommé ainsi par un prêtre maya il y a cent mille ans à cause de ses propriétés particulières de transsubstantiation".

Publié il y a presque dix ans, ce roman n'a pas pris une ride et offre une originalité à toute épreuve. Cette seconde lecture confirme mon ressenti initial : une pépite littéraire, bien réelle celle-ci.

Ed. de L'Olivier, janvier 2011, traduit de l'anglais (USA) par Francis Kerline, 490 pages, 23€
Titre original éponyme