Le titre est improbable, il pourrait même faire peur. Un roman, ou un essai sur la pêche, qui plus est la pêche au toc, spécialité inconnue pour le non-initié ? Pourtant, le titre cache bien le reste. La pêche n'est qu'un prétexte au reste, c'est à dire aux sujets qui prennent bien plus de place dans le récit : la solitude, l'amitié, les amours contrariés et la capacité à se réinventer.
"Plus qu'un ordre de mission qui tombait de je ne sais où, c'était pour moi un visa vers une nouvelle vie. Je l'ai reçue avec confiance et des étoiles plein les yeux.Déménager dans le nord m'est apparu comme une occasion de refaire ma vie et, accaparé par les questions concrètes de cette présence à organiser dans un autre monde, sous d'autres cieux, j'ai bazardé tout le reste comme une pile de vieux magazines".
Imano a quitté la ville après une mutation. Il prend maintenant le temps de réorganiser son emploi du temps où le travail ne prend plus désormais une place prépondérante. La pêche, et notamment celle dans les rivières sauvages perdues au fin fond des forêts prend de plus en plus d'importance. Elle est un dérivatif à la solitude et une autre façon d'appréhender le monde et de relativiser les blessures de la vie.
"Mais, depuis ma mutation à Iwate, je n'avais réussi à me rapprocher d'aucun autre de mes collègues du cru, je n'avais fréquenté personne à part Hiasa, et cela mettait en évidence en quelque sorte mon point faible. Il me fallait recommencer à zéro et faire plus d'efforts si je voulais m'intégrer à cette région".
Depuis quelques temps un ami de travail se joint à lui. Ce dernier est sans cesse en pâmoison devant la nature en souffrance. Il ne le rejoint pas systématiquement mais il devient assez assidu pour que Imano s'inquiète quand il ne vient pas. Norihiro - c'est son nom - explique ses absences par un emploi du temps chargé : il a changé de travail pour devenir vendeur d'assurances ambulant. Imano ne juge pas mais sent quelques zones d'ombre dans le comportement de son ami...
"La tendance morbide de Hiasa à tomber en pâmoison dès qu'une chose un peu massive rencontrait le néant ne montrait aucun signe de rémission. (...) Non pas qu'il ressentit la moindre compassion, il était seulement impressionné par l'événement".
Le Tôhoku c'est aussi la région qui a été touchée par le grand tsunami de 2011. Une côte pacifique ravagée, des vies brisées, des disparus... C'est justement à ce moment là que Imano constate la disparition de Norihiro Hiasa. Les rumeurs vont bon train, on dit qu'il serait une victime du tsunami car justement il prospectait près de Fukushima. Sans preuve, pas facile de pleurer une amitié. Alors, Imano se rend chez le père de son ami en quête d'informations fiables. Et là, il apprend une bien étrange histoire...
Numata Shinsuke prend son temps. Tout comme la pêche, son récit est fait de patience si bien que le roman prend un tournant au dernier tiers. On apprécie les digressions sur la nature, le rapport au monde et la volonté de se "reconnecter" avec la nature après une vie professionnelle trop prenante. Imano est un narrateur plaisant qui transporte le lecteur dans son monde et l'invite avec lui à comprendre ce qui finalement le dépasse dans le rapport aux autres.
Ed. Philipe Picquier, mars 2020, traduit du japonais par Patrick Honnoré, 96 pages, 12€
Titre original :Eiri