jeudi 16 avril 2020

GRANDIR


Il faut toujours se méfier des enfants sages car ils ne sont que sages en apparence. Ils voient tout, ils entendent tout, ils enregistrent tout et agissent à l'insu de tous. Souvent leur calme cache une tempête intérieure ; ces enfants-là ont "une araignée au plafond", ils ont perdu leur innocence bien trop tôt et observent les adultes qui les prennent encore pour des enfants.

Dans un premier temps, ce fut la mère, Karrie (on ne saura son prénom qu'en seconde partie), partie à San Francisco dès sa majorité pour ne pas être engloutie par sa ville natale, bien trop intelligente pour suivre la voie déjà toute tracée pour elle.
"Elle vivait dans une petite ville du Sud, le genre d'endroit où les filles étaient mères avant d'avoir leur permis de conduire".
San Francisco lui permet de se poser, d'exister et de choisir. Elle y est heureuse et ne rentre chez elle, contrainte, que parce que sa mère vient de mourir.
"Elle venait de perdre son bien le plus précieux : le bonheur des choses simples. Elle savait, et l'admettait sans peine, qu'elle ne pourrait jamais le retrouver, et qu'à partir de ce jour, San Francisco serait lié au chagrin d'avoir perdu ce qu'elle avait de plus cher au monde".
Karrie se pose... trop longtemps, puisque la seconde partie du roman est centrée sur sa fille. La ville natale a eu raison de la jeune émancipée.
"C'était ça. Entre les céréales, les gosses et le bowling, chacun cherchait sa voie. peu la trouvaient réellement, beaucoup faisaient semblant. Elle n'avait jamais découvert la sienne".

"C'était 'une femme bien'. C'est comme ça qu'on parlait d'elle. Quand on parlait d'elle".
Oui, une femme bien. Mariée? avec un bon travail et une fille intelligente. Justement cette gamine, "amie" avec le voisin d'en face, Eddy, le marginal du quartier, trouve son équilibre en venant le voir chaque jour.
"Eddy parlait. Je ne l'écoutais pas, et tout allait bien entre nous".
Il a suffi qu'Eddy meurt et qu'elle se trouve en proie à une peur panique en apprenant qu'une grosse araignée s'est cachée chez elle, pour que la gamine perde pied intérieurement : un vide se creuse en elle...
"En une seconde, Popeye avait changé le cours des choses. Peu à peu, elle avait tissé sa toile, filant doucement, les pattes étendues, rapides et silencieuses, elle avait grandi dans ma tête.
La Grande Araignée".
(...) 
" Depuis ce funeste jour, quelque choses agonisait sur place, tandis qu'une autre personne naissait doucement, quelqu'un qui n'allait plus croire en Dieu, quelqu'un qui saurait avoir peur comme une grande, sans pleurer ou faire de tapages ridicules. Tout ça à cause d'une mygale, tout ça à cause de la Grande Araignée".
A bien y regarder, le deuil a transformé la mère et la fille. L'une s'est rangée tandis que l'autre a grandi d'un seul coup. L'innocence a disparu pour laisser place à une lucidité qui pourrait ressembler à une forme de rage. Car finalement, est-ce que la vie c'est passer son temps à être honnête ? Honnête avec soi-même et honnête envers les autres ?

Méfiez-vous des enfants sages n'est pas un roman initiatique à proprement parler. Il est le constat entre les désirs avortés et la réalité qui nous rattrape. Cécile Coulon nous raconte ces deux fragments de vie avec des chapitres courts, sans fioriture. L'Amérique, pays de tous les possibles, sert de décor. La métaphore filée de l'araignée est pertinente. Elle tisse sa toile, inexorablement, et tente d'emprisonner ceux qui se mettent sur son passage.


Ed. Points Seuil, février 2013, 120 pages, 5.50€