Celui qui s'intéresse à la vie de Freud tombera forcément au détour de son étude sur le nom d'Horace Frink. Ce dernier, psychiatre brillant new-yorkais, utilisait l'hypnose sur ses patients jusqu'à ce qu'il découvre les écrits de l'autrichien. Ce fut une révélation car, en proie à des épisodes dépressifs, il pouvait enfin expliquer ce qu'il vivait. Seulement voilà, la visite de Freud à New-York ne lui permit pas de faire une analyse complète. Alors, Frink décida de traverser l'Atlantique pour se rendre à Vienne et devenir le patient de son maître.
Cette décision un peu folle - nous sommes dans les années 20 - est due surtout à la vie privée du héros du roman. Frink mène une double vie : d'un côté sa douce épouse Doris, mère de ses deux enfants, qui le connaît mieux que personne , de l'autre, l'extravertie richissime Angelica Bijur une de ses patientes chez qui il a décelé "quelque chose de frénétique et de redoutable qui le fascinait". Il espère que l'analyse menée par Freud lui permettra de faire un choix et de guérir enfin de ce qui le tourmente.
L'Oeil de la nuit est un roman audacieux car il fait d'un psychiatre oublié et qui a réellement existé un héros de roman tourmenté, sensible, très égoïste, médiocre et génial à la fois. En filigrane, Pierre Péju établit le portrait d'un Sigmund Freud à contre courant, superstitieux et stressé, mis en lumière dans un passage savoureux du psychanalyste au milieu de la foule du métro de New-York, ville qu'il méprise et veut conquérir à la fois.
"Je n'ai pas fermé l’œil de la nuit" raconte à Frink un français rencontré dans un bar. Notre américain prend l'expression au premier degré et se demande encore quelle est la signification réelle de cette parole. Elle lui rappelle aussi la nuit tragique où la fonderie de son père a brûlé, point de départ de sa nouvelle vie bien loin de ses parents partie faire fortune dans l'ouest.
"Il avait eu une mère : elle s'était dissipée comme la fumée. Il avait eu un père : il s'était volatilisé"."L'enfer est le plus banal, le plus quotidien des séjours" avait expliqué Brill à Frink qui s'était réfugié un soir chez lui, en proie à une crise de doutes sur la parole freudienne. Devenu célèbre pour avoir véhiculé la pensée du viennois, Frink n'assume pas pour autant cette soudaine notoriété pourtant tant attendue.
"L'oeil de la nuit observe en silence, nos tourments, nos turpitudes, nos désirs et nos perversions. Sa pupille est un écran où le passé persiste. Son cristallin est une boule où l'avenir s'annonce".Pierre Péju signe un roman dense, très intéressant, d'un homme brillant finalement victime de sa propre analyse et de ses fêlures. Horace Frink est le parfait portrait de l'américain intranquille, insomniaque, en proie à ses démons.
Ed. Gallimard, collection La Blanche, octobre 2019, 432 pages, 22€