Dérangeant pour les uns, maîtrisé et réussi pour les autres, le dernier roman de Oates n'est pas au goûts de tous ses lecteurs habituels. Et pour cause, en ne voulant pas faire pencher la balance, en décrivant méthodiquement les causes et les conséquences d'un acte grave du côté de la victime et de son agresseur, on se rend compte que la mort du médecin gynécologue Augustus Voorhes par le soldat de Dieu Luther Dunphy a impacté les deux familles.
"Dans une vie il y a des tournants. C'est ainsi que je les appelle. Un tournant est une surprise soudaine (...) Un tournant, et vous êtes changé à jamais".Ce tournant, c'est le meurtre de Voorhes devant la clinique où il effectue des avortements. Son bourreau, Dunphy, s'est cru être le bras armé de Dieu, et une fois son crime accompli, il s'est agenouillé pour prier en attendant d'être arrêté par la police.
Ce drame a changé à jamais la vie de la famille Voorhes laissant une épouse démunie et trois enfants dans l'incompréhension, et celle de la famille Dunphy réduite à une épouse dépressive et intégriste avec quatre enfants qui ne savent plus s'ils doivent être fiers ou non de l'acte de leur père.
Oates détricote les mécanismes qui ont conduit un homme connu pour être paisible à brandir une arme et tuer un médecin au nom de ses croyances religieuses. Car on se rend vite compte que la loi régalienne ne fait pas le poids face à la loi de Dieu, même si dans de nombreux Etats américains le droit à l'avortement est acquis, les mouvances religieuses ont entrepris un travail de sape, d'intimidation et de menaces pour empêcher les femmes de mettre fin à leur grossesse. On entre alors dans ce que certains évangélistes appellent "les homicides justifiables" quand il s'agit d'éliminer les médecins avorteurs.
"Parce que mon père a été assassiné le 2 novembre 1999, tous les souvenirs qu'il avait de notre famille ont été anéantis dans l'instant de la déflagration.La fille aînée des Voorhes, Naomi, cherche à préserver la mémoire de son père. Elle refuse qu'il soit réduit à la victime d'un fou de Dieu. Elle compile tout ce qu'elle peut obtenir sur sa carrière afin, plus tard, d'éditer un livre à son sujet. Par là, elle tente de palier les faiblesses maternelles, qui les mois suivants le décès de Gus a décidé de ne plus jouer son rôle de mère et a laissé filé tout ce que pourquoi son époux combattait, incapable d'être "l'objet d'une compassion continuelle". Oui, on pouvait avoir la foi et être un médecin avorteur. "Tout ce qui restait de la famille Voorhes vivait une vie posthume". La fille de Dunphy, livre aussi son combat intérieur, entre religion et émancipation. C'est la boxe qui va lui permettre de se trouver une place et une raison de vivre pour accepter la condamnation à mort de son père assassin dont le geste a été commandité "sous le voile d'une conviction religieuse déformée et pervertie".
Parce que nous sommes cette famille, nous avons été anéantis dans cet instant.
Parce que ce qui est perdu ne peut être récupéré qu'au prix d'une effort".
Des deux côtés, les enfants sont des victimes "par ricochet". Leurs pères respectifs sont des assassins, tout dépend du point de vue qu'on se place. Or, justement, l'autrice fait le choix de ne pas se positionner. Elle décrit les faits et les conséquences à long terme, point. Et ce choix narratif peut perturber les lecteurs. De mon côté, je n'y vois que la volonté farouche de traiter ce sujet sensible et exacerbé aux Etats-Unis de la manière la plus objective qui soit. Par là, on peut y voir aussi une contrainte narrative qu Joyce Carol Oates a voulu aussi peut-être s'imposer.
Dans les deux familles, le chagrin s'apparente à "une maladie auto-immune", comme un lupus qui grandit et se nourrit de nos souvenirs, de notre foi et de nos convictions. Chacun est convaincu et se sent incapable de faire bouger les lignes. La réalité sociétale américaine est trop complexe, trop emprunte de contradictions et Un Livre de martyrs américains se veut être une description minutieuse de cette réalité là.
A mon sens, un très bon roman pour celui qui s'intéresse de près à ce pays et à son fonctionnement.
Ed. Philippe Rey, septembre 2019, traduit de l'anglais (USA) par Claude Seban, 859 pages, 25€
Titre original : A Book of American Martyrs