Comment en est-on arrivé là ? c'est la question que se pose Jonathan Coe dans ce roman foisonnant à la fois politique et sociétal qui tente d'expliquer comment ses concitoyens ont pu faire le choix du Brexit.
On pourrait dire "on prend les mêmes et on recommence" puisque l'auteur reprend la famille Trotter, personnages phares de Bienvenue au Club et Le Cercle Fermé, sauf que non. Certes, les Trotter sont encore le fil d'Ariane du Coeur de l'Angleterre, mais le contexte est différent et la famille a bien changé.
Lois et Benjamin doivent désormais s'occuper de Colin, leur père, car ce dernier ne s'habitue pas à son nouveau statut de veuf. D'ailleurs, il n'hésite plus à exprimer sa rancœur contre son pays qui, selon lui, va mal depuis qu'il accepte des hordes de migrants et a sombré dans l'austérité post 2008. Les frère et sœur mettent tout d'abord cette verve sur le compte de la vieillesse, tout en sachant pertinemment que de plus en plus d'anglais pensent la même chose que lui. Doug, l'ami de Benjamin et journaliste free lance reconnu et accepté dans les arcanes du pouvoir en a fait le constat, effaré autant par les agissements du gouvernement prêt à tout pour garder le pouvoir et prouver qu'il a raison, allant jusqu'à proposer l'idée d'un Brexit pour que l’Angleterre retrouve sa souveraineté perdue.
Entre 2010 et 2018 les Trotter vont parcourir du chemin, tandis que le Brexit, d'abord un fantasme de politicien, devient une réalité actée et datée. Sophie, la fille de Lois, rencontre Ian, moniteur d'auto-école, dont la mère a des idées politiques extrêmement dérangeantes. Universitaire, elle agace son compagnon avec sa tolérance, son ouverture d'esprit, sa foi en l'Europe. Il y voit du déni larvé dans une certaine forme d'élitisme. Lui, davantage confronté de par son métier à une population soumise au quotidien, comprend mieux ce qui se trame dans les mentalités...
"C'est toujours une aventure, on ne sait jamais ce qu'on va trouver. Parfois c'est sympa, parfois c'est désagréable, et le plus souvent c'est tout ce qu'il y a de plus bizarre. Mais voilà, c'est l'Angleterre. Elle nous colle aux semelles".Au fil des ans, Benjamin ne comprend plus son pays. Sa réflexion politique s'ajoute à une réflexion plus personnelle. Le Roman de sa vie qu'il écrit depuis des année a été épuré par son ami et éditeur Philip afin qu'il soit publiable. Dans les premières listes du Booker Prize, il a eu un succès d'estime, assez pour qu'il puisse lancer sa carrière. Mais Benjamin Trotter reste celui qu'il a toujours été : un éternel contemplatif du monde qui l'entoure et de la société de son temps. Le Brexit l'interpelle tant et si bien qu'il monte un projet avec Lois loin de son pays natal...
Le Cœur de l'Angleterre est une fresque politique et sociétale passionnante qui tente d'expliquer le "Pourquoi en est-on arrivé là ?". Ainsi, plusieurs causes expliquent le choix du Brexit : évolution des mentalités, austérité, mauvais choix politiques. Finalement, les tories ne sont pas les seuls responsables.
Souvent caustique, Jonathan Coe a relevé avec brio le défi d'écrire un roman très contemporain par l'actualité mais jamais lourd ni ennuyeux. Racisme, idées politiques, choix de vie viennent s'inscrire dans des trajectoires individuelles. Ainsi les personnages secondaires (telles la maman de Ian ou sa femme de ménage) ne le sont plus et viennent s'ajouter à un pèle-mêle censé représenter la société anglaise.
Enfin, ce sont souvent à travers les dialogues que sont posées les opinions et les émotions de chacun. Par exemple, le racisme d'Hélena, la mère de Ian, au fil d'une conversation avec Sophie :
"- Ma thèse portait sur les portraits des écrivains européens noirs par leurs contemporains, au XIXe siècle.Jonathan Coe est un passionné de son pays. Avec son douzième roman, il en fait une analyse objective, efficace et à la hauteur de son talent.
- Les Européens noirs ? Mais de qui parlez-vous seigneur ?
- Eh bien, d'Alexandre Pouchkine, par exemple, dont l'arrière grand-père était africain, ou d'Alexandre Dumas, vous savez, l'auteur des Trois Mousquetaires, dont la grand-mère était esclave en Haïti.".
Ed. Gallimard, collection La Blanche, traduit de l'anglais (GB) par Josée Kamoun, 560 pages, 23€
Titre original : Middle England