Dans ce nouveau roman, Jean-Christophe Rufin décortique le sentiment amoureux à travers l'histoire rocambolesque d'un couple dont le ciment amoureux s'est bâti sur leurs unions et leurs divorces.
"Quand un tel choc amoureux arrive, le temps est suspendu. Et quand il prend fin, aucun des deux épris ne pourrait dire combien de temps il a duré".Jeune homme de condition modeste, Edgar a longtemps été persuadé que l'amour n'était pas fait pour lui puisqu'il l'associait avec l'argent. Comment rendre une femme heureuse sinon en lui offrant une vie digne et de quoi la combler matériellement ? Alors, quand il rencontre Ludmilla au fin fond de l'Ukraine, dans les années 50, il décide de l'épouser, surtout pour la délivrer de son village où on la considère folle. La sauver, la protéger puis ensuite l'aimer. Un peu comme sa mère aurait mérité d'être traitée.
"Faire du destin de Ludmilla une sorte de réécriture de celui de sa mère, sur le palimpseste de sa vie".Pour Ludmilla, Edgar est un coup de foudre. Elle n'hésite pas à le suivre et qu'importe s'il ne lui offre pas une vie luxueuse.
"Il n'y a pas d'amour durable qui ne soit fondé sur l'égalité. Une égalité au-delà des différences et qui, parfois, peut correspondre à de grands écarts de conditions".Un couple est un exercice d'équilibre au quotidien basé sur l'égalité. Or ces deux-là ont une vision de leur union radicalement différente. Tout est bancal. Alors que Ludmilla se contente de peu, Edgar culpabilise de ne pas pouvoir lui apporter une meilleure vie. Il se persuade que tout changera lorsqu'il aura de l'argent.
"L'amour était pour lui un corps mou auquel seul l'argent et tout ce qu'il permettait d'acquérir servait de colonne vertébrale".Les années passent et pour éviter l'usure du couple et ne pas mettre un frein à leurs carrières respectives, Edgar et Ludmilla se séparent, se retrouvent, s'aiment et se haïssent. Leur fille Ingrid naît, témoin involontaire des changements qui rythment la vie amoureuse de ses parents. Edgar fait fortune dans les hôtels puis dans le BTP tandis que Ludmilla, à force de persévérance, devient une grande cantatrice. Seulement, maintenant que le luxe coule à flots, ils sont encore incapables de rester longtemps ensemble, déconnectés de la réalité dans "un monde que seul l'argent peut atteindre". Comment retrouver la douceur et l'authenticité de leur rencontre maintenant que tout est perverti par l'entourage, les médias et la grande vie ?
Dans la postface du roman, JC Rufin écrit :
"Ce qui fait leur prix à mes yeux c'est d'avoir dépassé la vision binaire du couple : soit fusionnel, soit déchiré. Et de s'être délivrés de la solution trop souvent choisie pour résoudre cette contradiction : le renoncement".Edgar et Ludmilla ont décidé de vivre leur amour différemment. Ils se sont séparés maintes fois sans jamais y renoncer. Parfois la haine envers l'autre les a envahis mais leur amour réciproque n'était jamais complètement éteint.
Les Sept mariages d'Edgar et Ludmilla est raconté par le gendre du couple. Il retrace leur vie, à la fois admiratif et circonspect par leur parcours. Le ton est volontairement énergique. Le drame ne pointe jamais le bout de son nez, l'ensemble garde une certaine légèreté malgré les aléas de la vie.
"Dans le récit de moments qui auraient pu être tragiques comme dans l'évocation d'une gloire et d'un luxe qui pourront paraître écrasants, il ne faut jamais oublier que Ludmilla et Edgar se sont d'abord beaucoup amusés".Le lecteur, à juste titre, pourrait se demander quel est l'intérêt de s'unir autant de fois. L'auteur explique les subtilités du sentiment amoureux étalé sur un demi-siècle. Il en dévoile les revers comme les grands moments, les petits secrets et les hontes, mais surtout il montre combien le mariage (surtout le dernier) est pour les deux protagonistes la sensation inexprimable de se sentir "à nouveau complet dans le monde".
Edgar se souvient de l'expression de sa mère et se rappelle que le bonheur est dans le quotidien aux côtés de celle qu'on a toujours aimée :
"Les grandes choses sont dures et froides. Mais les petites sont douces. Il y a toujours une consolation dans les objets minuscules".On sent que l'auteur s'est beaucoup amusé en écrivant ce livre, et nous, lecteurs, nous tournons les pages avec intérêt et devenons les témoins des mariages de ce couple hors-norme.
Ed. Gallimard, collection La Blanche, mars 2019, 384 pages, 22€