A Amgash, tout le monde se connaît depuis l'enfance et traîne son lot de déboires et de désillusions. La seule qui soit partie est Lucy Barton, devenue depuis écrivain de renom. La sortie de son nouveau livre rappelle à ceux qui l'ont croisée ou côtoyée les "échos douloureux" de leurs souvenirs.
"J'ai l'impression qu'il y a tout le temps un combat, ou un affrontement si vous préférez. Et que c'est le remords, la capacité d'éprouver du remords - d'être désolé d'avoir fait souffrir d'autres hommes -, qui fait de nous des êtres humains".Le remords est un puissant stimulateur de souvenirs et de comportements peu glorieux. A Amgash, peu d'habitants lisent - ils n'ont pas le temps pour cela croient-ils - mais l'arrivée du nouveau roman de Lucy Barton chamboulent quelques citoyens. Tous ont connu la petite Barton qui vivait dans un taudis avec sa famille et restait le plus longtemps possible à l'école pour être au chaud et fuir les siens.
"Les Barton étaient une famille de marginaux, même dans une ville comme Amgash, en raison de leur pauvreté et de leur étrangeté extrêmes".Comme les autres, Lucy a eu "son lot de honte. Ça oui elle en avait eu sa part. Mais elle s'en était relevée" grâce à la littérature. Et surtout, cela fait dix-sept années qu'elle n'a pas remis les pieds à Amgash.
Dans Tout est possible, chaque personnage présenté pourrait être celui qu'on croise dans la rue. Une personne lambda avec son lot de souffrances et de remords. Chacun est relié à Lucy par un fil d'Ariane invisible. Cela peut-être un flash, un souvenir heureux ou moment d'empathie. Certains jalousent sa réussite, tandis que d'autres y voient la porte-parole des gens invisibles comme eux. "La vie est un foutoir" dans laquelle on porte souvent "une douleur sans nom" avec laquelle il s'agit de composer. A force, l'usure patine même les écorces les plus coriaces si bien que la faiblesse nous envahit. Lucy a vaincu le déterminisme tout tracé de son existence. Elle démontre qu'on peut choisir sa vie et non la subir comme une fatalité.
"Peu importe ce que l'on entend dire : on ne s'habitue jamais à la douleur" mais chez certains "cette vacuité derrière leurs yeux, cette lacune qui les définissait" trahit "le fait qu'ils ne ressentent plus du tout la douleur".La blessure est profonde. Chez Patty c'est d'avoir surpris sa mère en plein ébat avec son amant, chez Charlie ce sont les blessures psychologiques des vétérans. Chez Jimmy enfin, c'est la certitude que la main de Dieu a sauvé sa famille lors de l'incendie de la ferme familiale.
"Les fantasmes de normalité" sont légions. Un mari aimant, des enfants et une situation professionnelle. Or, les déceptions et les frustrations ont égratigné le tableau idéal. Et en filigrane cette question non dite : comment a fait Lucy Barton pour y arriver alors qu'elle est partie de rien ?
Le lecteur attentif comprendra volontiers qu'il s'agit de force intrinsèque et de volonté. Les rapports humains restent ambigus et terriblement complexes. Quand Lucy Barton remet les pieds à Amgash c'est pour y retrouver son frère et sa sœur. Les retrouvailles entre les deux femmes ont un air de règlement de compte. Il est tellement plus simple de rejeter ses propres défaites sur celle qui a osé partir et a réussi.
Tout est possible est l'exutoire de la famille et des habitants de Amgash. Lucy Barton y joue indirectement le rôle de catalyseur. Chaque personnage présenté ose enfin accomplir ce que le père Barton était incapable de faire "vivre à l'intérieur de lui-même".
Encore une fois, Elizabeth Strout pose son regard lumineux sur les petites gens de l'Amérique provinciale et leur montre le chemin vers l'acceptation de soi.
Ed. Fayard, octobre 2018, traduit de l'anglais (USA) par Pierre Brévignon , 304 pages, 19€
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