lundi 12 novembre 2018

Un Monde à portée de main, Maylis de Kerangal

Quand Paula Karst a annoncé à ses parents  qu'elle voulait apprendre les techniques du trompe l’œil afin de devenir une experte en art de l'illusion, c'était "peut-être simplement l'idée de secouer sa vie".


C'est une grande brune, la tête haute, avec un strabisme persistant depuis le plus jeune âge, qui découvre avec des yeux d'enfants, pendant une minute trente, les véritables fresques de Lascaux. Que de chemins parcourus avant ce moment suspendu !
Quand elle est entrée dans cette école belge pour apprendre les techniques de l'illusion en art, Paula ne savait pas trop où elle se dirigeait. Au moins était-elle persuadée d'une seule chose : il ne fallait pas être douée en dessin pour pouvoir devenir une experte en trompe-l’œil. A Bruxelles, elle va faire la connaissance de Jonas, son colocataire et élève comme elle dans le même institut. Lui a une vision beaucoup plus globale de sa formation et s'inscrit dans un rapport qu'il entretient avec la nature. Il sent qu'à travers ses pinceaux, il va falloir "faire sentir le temps" pour que ceux qui contempleront son oeuvre soient bluffés.
L'approche de Paula est beaucoup plus technique, plus laborieuse aussi. Elle a besoin de s'imprégner du vrai pour ensuite inscrire le faux. Elle a besoin de connaître les couleurs originelles pour pouvoir les reproduire le plus fidèlement possible.
"Les arbres se fendent, leurs bois révèlent des aubiers clairs, des duramens toujours plus sombres, enseignent un répertoire de formes, un entrelacements de fils droits, ondulés ou spiralés, un semis de pores et de loupes qui chiffrent un monde à portée de main".

L'illusion est un art qu'il ne s'agit pas de corrompre.
"Reproduire la réalité, en donner le reflet, la copier. Voir, ici, c'est autre chose".
Dès lors, après le diplôme, la vie de la jeune femme est une aventure permanente. C'est en Italie qu'elle fait ses armes, à Rome dans les studios de Cinecittà où tant de films hollywoodiens y ont été tournés.
" Le mur se déchirait en cet endroit, s'entrouvrant comme le rideau d'un théâtre, laissant voir par sa fente un autre monde, un monde qui subitement est apparu à Paula aussi mystérieux, aussi onirique que le décor où elle se trouvait". 
A Hollywood sur le Tibre, elle y remplit son carnet d'adresses. Moscou, Paris, puis sur le conseil de Jonas, elle rejoint l'équipe de "faussaires" qui créeront le quatrième fac-similé de la grotte de Lascaux, point d'orgue de sa jeune carrière. Avec "Sa bande, les copistes, les braqueurs du réel, les trafiquants de fiction", elle va pouvoir enfin pouvoir avoir son monde à portée de main et mettre en pratique son expérience.
"le trompe l'oeil doit faire voir alors même qu'il occulte, et cela implique deux moments distincts et successifs : un temps où l'oeil se trompe, un temps où l'oeil se détrompe".

Pour être honnête, c'est la première fois que je lis Maylis de Kerangal. C'est une découverte tout à fait intéressante das le sens où son récit m'a plongée dans un monde inconnu pour moi. On y sent d'emblée la volonté de se mettre au niveau du lecteur pour expliquer les techniques d'un art réputé difficile. Paula est un personnage paradoxal : elle traverse la vie à toute vitesse tout en prenant le temps de se poser lorsqu'il s'agit de peindre.  Ainsi l'auteure met en perspective la possibilité de découverte de plusieurs mondes à portée de main, parfois illusoires, parfois réels, comme autant de jalons d'une existence qui se veut libre  et artistique.

Ed. Verticales, août 2018, 288 pages, 20€