Les fragments de souvenirs sont entêtants et convoquent souvent des pans de notre vie qu'on désire oublier ; en vain.
"Mémoires Sauvés du Vent,
Poussières d'Amérique".
Ainsi, tout au long du texte, l'image harcelante de l'accident revient sans cesse, mais elle participe à un ensemble plus vaste dans lequel la poétique du souvenir tend à rendre acceptable le chagrin.
" D'où je suis assis, en ce premier août 1979, je colle mon oreille au passé comme si c'état le mur d'une maison qui n'est plus".
Richard Brautigan se souvient bien de sa jeunesse, lui l'enfant d'une mère aux amours multiples et dépendante de l'aide sociale. Au gré des déménagements, il convoque les souvenirs comme autant d'étapes qui ont forgé sa personnalité et posé les bases de ses crises existentielles. Par exemple, sa fascination pour la mort lui vient des images qu'il garde quand, du haut de ses cinq ans, il regardait par la fenêtre de l'appartement les cercueils et les cortèges d'enterrement rassemblés devant le magasin de pompes funèbres en bas de chez lui.
Néanmoins, ce qui lui a le plus marqué c'est ce qui se passait aux alentours du lac où il avait ses habitudes de jeux. Il attendait avec une certaine impatience la venue d'un couple de pêcheurs obèses qui s'installaient sur la berge en recréant, par quelques meubles transportés avec eux, leur petit intérieur douillet.
"Ils déchargeaient toujours le canapé en premier puis ils allaient chercher le reste des meubles. Il leur fallait trois fois rien de temps pour installer leurs affaires (...) Parfois, j'arrivais tôt pour les attendre".
"Il étaient ce que j'avais de plus intéressant dans ma vie. Ils étaient encore mieux que les émissions de radio que j'écoutai cet été-là, mieux que les films que j'allais voir".
Ce qui fait la force du texte c'est que Brautigan évoque des épisodes douloureux mais n'hésite pas non plus à relater des souvenirs saugrenus ou drôles. La patine du temps a lissé ces épisodes. Le cerveau de Brautigan a remodelé ses expériences ; il a fait le tri. Cependant, le regret persiste, le "et si..." qui ne sert à rien puisque le destin en a décidé autrement. En l’occurrence si le jeune Richard avait écouté son estomac et s'était offert un hamburger, il e serait pas retrouvé en possession d'une arme et entrepris une partie de tirs à balles réelles.
"J'ai un studio gigantesque de cinéma dans la tête et je n'ai cessé de travailler depuis le 17 février 1948. Cela fait maintenant trente et un ans que je travaille sur le même film. Je crois qu'il s'agit d'un record. Je ne pense pas arriver à le finir un jour.Mémoires sauvés du vent est le parcours d'une enfance aux souvenirs majoritairement heureux terminée brutalement par un accident dont les conséquences résonnent encore dans l'écriture et l'imaginaire de l'auteur.
J'ai, en gros, 3 893 421 heures de film.
Mais il est trop tard maintenant".
Ed. Christian Bourgois, collection Titres, septembre 2018 (réédition), traduit du japonais par Marc Chénetier, 170 pages, 8€