Le dernier roman de Jim Crace est la mélodie d'Alfred Busi, plus connu sous son pseudonyme de chanteur, Mister Al. Après une agression par une étrange créature, il "chante" sur les "autres" habitants de sa ville natale, ceux qu'on appelle "les pauvres", les invisibles.

"A l'instant où la créature quitta l'abondance du garde-manger pour se jeter sur lui, Busi n'aurait su dire ce que c'était. Un être vivant féroce et dangereux, sans aucun doute, qui avait dû se glisser dans la maison pendant que Busi remettait la cour en ordre. Mais de quelle espèce ? Il l'ignorait. (...) La peau de cette créature était aussi lisse et humide qu'une pomme de terre pelée. Et nue aussi. Nue comme une pomme de terre pelée".Outre le choc relatif à l'agression, le vieil homme est surtout persuadé que son agresseur n'est rien d'autre qu'un enfant qui était en quête de sa maigre pitance. Les légendes urbaines sont tenaces et celle qui est relative au bois qui se tient un peu plus loin de l'autre côté de sa résidence date même de son enfance.
"Méfie-toi des fantômes, des néandertaliens et des chiens", lui intimait-on quand il était petit, comme si ces trois choses étaient toutes aussi réelles et dangereuses".Très vite, son récit de l'agression se transforme bien malgré lui en un article sensationnel, Troubles dans la ville, où le journaleux local véhicule l'idée que des néandertaliens vivraient bien aux abords de la cité. Et si ce ne sont pas des hommes préhistoriques, il se pourrait bien que ce soit les misérables qui squattent le Parc de la pauvreté voisin. C'était un pas qu'il ne fallait pas franchir et Busi porte le poids de la responsabilité. Désormais, les politiques, et en premier lieu son neveu Joseph, n'hésitent plus à dénoncer ces gens comme les responsables de tous les maux, de véritables nuisibles dont il faut se débarrasser.
"Pour bien des habitants qui ne quittaient jamais leur quartier, la vie sauvage représentait une menace. Les araignées venimeuses, les hommes des cavernes, les troglodytes, les pauvres ? Même combat".Alfred a la démarche inverse ; son agression lui a fait ouvrir les yeux. Il décide de voir enfin, de ne plus faire partie de ce troupeau de moutons qui se rallie à la pensée majoritaire.
"Les pauvres étaient plus discrets que les animaux, et plus prudents aussi. A la fois prédateurs et proies, ils savaient ce qui leur en coûterait la violation d'une propriété privée, si jamais ils se faisaient surprendre. Ils soulevaient les couvercles et renversaient les poubelles avec la prudence des servantes qui déballent de la porcelaine".
Jim Crace décrit le pourrissement d'une situation qui, paradoxalement, va changer favorablement un homme. Le crooner à la retraite et veuf n'a plus que sa belle-sœur Terina dans sa vie et son abruti de neveu. Son aventure va lui permettre de trouver d'autres alliés et de continuer à croire à ce qu'il a toujours su au plus profond de lui : à la possibilité du mystère, de l'inexplicable, sur fond de tolérance et d'acceptation de l'autre.
En ces temps troublés qui voient croître l'intolérance et le fanatisme, La Mélodie est un roman judicieux qui rappelle les travers des êtres humains mais aussi leurs meilleurs côtés. Nous sommes d'une même famille, celle qui peut se targuer de pouvoir accéder au rêve.
"Il peut s'endormir et rêver, ou bien rester éveillé et rêver tout le jour, toute la nuit. Car nous sommes tous libres de faire ça. Vraiment. Vraiment. Nous sommes des animaux capables de rêves".
Ed. Rivages, août 2018, traduit de l'anglais (GB) par Laetitia Devaux, 300 pages, 21,50€
Titre original : The Melody