Comme le titre ne l'annonce pas, ce roman dresse un long portrait de la Jamaïque de 1959 à 1991 par le prisme d'une affaire ayant failli coûté la vie à son chanteur charismatique, Bob Marley.
La Jamaïque touristique, celle qui accueille les touristes blancs sur ses plages de sable fin et dans les boites de nuit, n'a rien à voir avec la Jamaïque dans laquelle Kingston est dirigée par deux ghettos opposés, et dont les Etats-Unis craignent qu'elle vire communiste comme Cuba.
Alors, la CIA y a implanté des agents là-bas afin d'organiser les petites magouilles de trafic de drogue, de guerres des gangs sur fond d'appartenance aux deux partis politiques, le JLP et le PNP. Cette Jamaïque là est remplie de cadavres, d'adolescents shootés prêts à tout pour se faire une place au soleil, même s'il faut pour cela porter atteinte au Chanteur, idole du reggae et figure emblématique du mouvement rasta.
"On a donc le Chanteur, avec deux truands liés à un parti politique qu'il est censé ne pas soutenir, et ils sont copain comme cochons. (...) Deux caïds en une semaine, deux hommes qui contrôlent quasiment les deux moitiés ennemies du ghetto. Peut-être qu'il prêche la paix. Je veux dire c'est juste un chanteur. Mais je commence à comprendre qu'en Jamaïque personne ne se résume à une simple étiquette. Il se prépare quelque chose et je le flaire déjà. Ai-je précisé qu'il y a des élections dans deux semaines ?" (Alex Pierce)
Lentement, par le biais d'un roman choral fort d'une douzaines de voix récurrentes dont l'une d'elle est trépassée, Marlon James rassemble les pièces d'un puzzle inédit dans lequel les intrigues se croisent pour ensuite ne pus former qu'une seule ligne droite. Ainsi, le lecteur passe vingt années en Jamaïque, loin des plages de carte postale, mais au cœur des ghettos, dans les bus bondés ou dans l'intimité des chefs de gang ou des nantis. Et toujours en ligne de mire, le Chanteur, que chaque lecteur identifiera facilement même si son nom n'est jamais cité, pierre angulaire de tout un réseau que la CIA rêve de diriger et orienter.
Brève Histoire de sept meurtres remonte les causes et racontent les conséquences de la tentative de meurtre sur le Chanteur qui, quoique blessé, chantera quand même la semaine suivante devant quatre vingt mille personnes. Après ce que beaucoup considéreront comme le règlement de compte de trop, une tentative de paix va être mise en place entre les gangs dont les soubresauts se feront ressentir jusqu'aux Etats-Unis, nouvel eldorado des affaires pour les caïds du ghetto. Paix, un bien grand mot pour désigner une farce politique...
"Voilà pourquoi ni le JLP ni le PNP n'admettent le traité de paix. La paix ne peut pas se faire quand la guerre est trop profitable. Et à quoi bon la paix si c'est pour moisir dans sa pauvreté ? " (Josey Wales)
On plonge dans ce roman fleuve, couronné par le Booker Price 2015, dans les méandres d'un pays coupe-gorge en décalage total avec l'image qu'on peut se faire de ce pays. Au fil de la lecture, revient cette question lancinante "mais à qui profite donc le crime?", tellement les implications sont nombreuses et les intérêts différents.
Marlon James crée l'exploit d'adopter un style d'écriture à chacun de ses personnages, ne laissant rien au hasard. Crudité des mots et des situation nimbée de musique reggae et soul, et personnages féminins qui crèvent la page pour leur justesse, leur charisme et leur regard aigu sur les événements.
Ed. Le Livre de poche, août 2018 (Albin Michel 2016), traduit de l'anglais (Jamaïque) par Valérie Malfoy, 960 pages, 10.20€
Titre original : A brief history of seven killings