jeudi 4 mai 2017

Nuit noire, Renata Adler

Ed. de L'Olivier, avril 2017, traduit de l'anglais (USA) par Céline Leroy, 240 pages, 21.50 euros.


Nuit noire n'est pas un roman au sens propre du terme. Construit comme un puzzle, écrit à la première personne, il est le courant de réflexions de Kate à propos de son histoire d'amour avec un certain Jake, mélangées à des anecdotes souvent drôles vécues par la narratrice.


"Tu as dit, On peut vivre comme ça. Tu as dit toutes ces autres choses. De fait, on vit comme ça. Nous avons juste besoin de quelque chose pour nous permettre de supporter la tension, la tension quotidienne, celle de ne pas savoir si l'un ou l'autre va partir. Et puis tu as dit, une fois de plus, Kate, je vais changer les choses, si c'est que tu veux".
Kate Ennis aime Jake mais Jake est marié. Pour Kate, cette histoire n'est qu'une longue attente de l'autre, d'étreintes furtives, de moments volés ensemble, et de la sempiternelle promesse de Jake qui annonce vouloir changer les choses mais ne change jamais rien.
Nuit Noire pourrait être le récit d'une rupture douloureuse, de la décision prise par une femme de quitter un homme qu'elle aime encore. Sauf que la narration de Renata Adler n'est pas limpide. On entre dans Nuit noire comme on ouvre une boîte de puzzles : perdu. Puis on fait le tri, on s'organise, on relie les fragments de narration, et enfin on prend plaisir au fil conducteur du texte. Autant Kate est là, bien là, autant Jake n'est qu'une ombre, un personnage souvent suggéré par un pronom personnel (le tu vocatif). Il incarne celui qui n'a pu être à la hauteur de leur histoire, se contentant de répéter qu'il allait changer les choses.
 "J'ai dit. Peut-on vivre comme ça. Tu as répondu. Est-ce que cette façon de faire est trop dure pour toi. Kate, je vais m'organiser autrement, si c'est que tu veux".
Et alors que cet amour est raconté de manière elliptique, le récit de Kate fourmille d'anecdotes qui alimentent la fiction. Le passage le plus marquant est sans doute celui qui remplit la seconde partie du livre dans lequel Kate raconte son escapade en Irlande. D'abord effectué pour s'éloigner de son amant et répondre à l'invitation d'un ami ambassadeur qui lui proposait son manoir comme lieu de villégiature, le voyage se transforme vite en une série de galères qui, au bout du compte, ont raison de la lucidité de Kate, au point que, à son retour, elle décide de rentrer en Amérique sous un faux nom.
L'Irlande, ou le besoin de faire sentir à Jake cette attente perpétuelle du retour de l'autre.
"J'ai dit, Mais c'est toujours toi qui pars. Tu viens de rentrer de ton île. Et tu y retournes dès la semaine prochaine. Bref. Il a dit, Ce ne sont que des excuses. Le fait est : c'est toi qui es partie. J'ai dit, Je ne pourrai jamais partir".
Kate a longtemps fait partie de ces femmes de l'ombre qui gardent l'espoir qu'un jour leur amant quitte leur épouse pour vivre  au grand jour leur nouvel amour. L'espoir fait vivre dit l'expression populaire, mais surtout l'espoir épuise à force.
"Et tu ne comprends pas qu'ensuite, j'ai perdu espoir. J'ai tout bonnement, non, pas tout bonnement, je ne fais jamais rien tout bonnement, perdu espoir. Et ensuite j'ai perdu espoir".
En vieillissant, on ne se contente plus de ce qu'on supportait plus jeune. Le compromis est plus difficile. Nuit noire est aussi un journal intime, le recueil de fragments de pensées qui se bousculent et s'organisent avec le temps. Il commence par la rupture et remonte le temps au fil de la lecture. désormais seule, Kate rassemble ses pensées et ses souvenirs.
"Pourtant, me voici finalement arrivée à Orcas Island, seule, enfin. C'est juste que, dans un sens comme dans l'autre, ce qui arrive à présent est tellement sinistre et ordinaire.
Hé attends.
Après tout, l'amour est une mauvaise habitude comme une autre.
Une mauvais habitude peut-être. Comme une autre, non". 
Finalement, très vite, on se rend compte que lire Nuit noire c'est faire l'expérience d'une lecture exigeante, elliptique, fragmentaire, à la fois profonde et anecdotique. C'est véritablement entrer dans l'univers narratif d'un auteur auprès duquel on apprend, au fur et à mesure, à lire entre les lignes. La traduction de Céline Leroy, exigeante elle aussi, permet d'entrer dans la mélodie intime de Renata Adler teintée de rire et de désespoir,