lundi 20 mars 2017

Nous partirons, Elsa Fottorino

Ed. Mercure de France, mars 2017, 176 pages, 16.80 euros.

Quand dans un couple, l'un aime pour les deux, il arrive qu'un jour cet amour devienne toxique.

Nicole et Jacques Rosen coulent des jours heureux dans leur villa du sud qu'ils viennent d'acquérir. Jacques, sur la plage, adore observer son épouse qui joue avec leur fille Sabine au bord de l'eau. On dirait qu'il n'en revient toujours pas, lui, le notaire d'âge mûr, d'avoir su conquérir cette superbe femme.
Les occasions sont nombreuses où Jacques surprend sa femme et la réclame. Elle accepte toujours de bonne grâce, même si on sent qu'il y a de la passivité dans son affection. Nicole est absente d'elle-même ; elle mène sa vie au jour le jour, se désintéresse totalement de son apparence extérieure, se surprend d'ailleurs de n'avoir pas changé sa garde-robe depuis dix ans. Pourtant, lorsqu'elle sort,elle sent les regards masculins sur elle, . Leur nouveau voisin, Julien, est attirée par cette créature énigmatique au regard voilé. Nicole fuit tout cela, non seulement parce que Jacques est jaloux, mais aussi parce qu'elle s'interdit d'attirer la convoitise.

Quand les portes de la villa des Rozen se referment, ce couple parfait en apparence se délite. Jacques aime une femme qui ne l'aime pas ou plutôt qui n'arrive pas à l'aimer comme il le mériterait. Sabine est entre les deux, seul lien qui les unit.
"Il l'avait prise, elle vivait, elle respirait à défaut d'être heureuse tout à fait et c'était déjà bien. Il avait suffi d'un intrus dans le paysage pour le faire céder à cette ultime faiblesse d'orgueil, 'bien lotie, bien logée, bien nourrie'".
Jacques ressent cette distance comme une souffrance quotidienne que même l'union de leur deux corps n'adoucit. Nicole fait des efforts tout en sachant que c'est vain : sa vie s'est arrêtée il y a dix ans, elle avait alors dix-sept ans.
"Jacques s'attendait à un refus, mais Nicole ne dit rien. Elle avait appris à mettre à distance les souvenirs qui vous submergent, les observer de loin, comme une mer qui se retire et ne vous atteindra plus".
Ni les visites de sa petite sœur Claudie, ni les visites insistantes de Julien ne changent la donne : Nicole a aimé une seule fois, et il n'est plus là. David Hall était le centre de sa vie.
" Ce que l'on peut dire, c'est qu'il s'appelle David Hall, qu'il est étranger et que Nicole n'aura jamais plus de regards pour aucun autre homme. Dès cet instant, la vie s'est abolie en elle".
Il était riche, vivait à cent à  l'heure, et sortait Nicole d'un giron familial étouffant. La sidération de sa perte a laissé place à une langueur existentielle.
"Le parfait renoncement auquel Nicole s'adonnait sans joie ni tristesse la maintenait en équilibre à la surface de l'existence.. Elle baignait au milieu d'une eau tiède dans laquelle s'enroulaient bien des couples en fin de parcours".

Nous partirons fait la part belle aux apparences. Jacques et Nicole, en début de roman, apparaissent comme le couple idéal, celui qui fait beaucoup d'envieux : ils sont beaux, aisés, et heureux. Sauf que derrière la façade du paraître, ces deux êtres ne s'aiment pas ou plutôt un seul aime pour les deux. Or, trop d'amour dans un seul cœur étouffe un homme. A force, Jacques se noie, cherche à comprendre  Nicole, désire l'attirer hors de cette prison virtuelle qu'elle a choisie, au point de lutter contre un rival défunt, son ami de jadis, qui, sous la chaleur de l'été, pourrait bien prendre les traits du voisin...
"Mais Jacques qui amorçait le tournant de la cinquantaine n'avait pas renoncé, non, ce mot-là lui était étranger. Nicole avait été, c'est donc que Nicole serait, peut-être à nouveau, un brasier. Il s'accrochait à cet espoir même s'il savait que le souvenir était un rival contre lequel il ne pouvait pas lutter. Il comptait sur le temps".
Peu à peu, Elsa Fottorino raconte les secrets de son héroïne, une jeune fille délicate confrontée trop jeune au drame. Nicole se conforte dans les souvenirs, cherche à s'effacer au détriment des siens.
"Nicole avance vers le déclin du jour. Cherche dans l'activité un apaisement qui se refuse. Elle ne voit pas l'environnement qui l'entoure, elle est un corps qui marche dans la non-vie, traversant péniblement l'écran de l'été qui se dissipe".
Le délitement est finalement le sujet principal de ce troisième roman de l'auteur. Délitement du temps qui passe, délitement des sentiments, délitement d'une vie. La villa des Rosen est triste, la chaleur de l'été bronze les corps - le paraître, encore une fois - mais ne réchauffe pas les cœurs. Néanmoins, l'écriture délicate d'Elsa Fottorino réchauffe les pages, et la rythmique interne du récit, par des retours judicieux dans le passé, donne de la dimension à l'histoire de Nicole.