lundi 14 novembre 2016

Sacrifice, Joyce Carol Oates

Ed. Philippe Rey, traduit de l'anglais (USA) par Claude Seban, octobre 2016, 368 pages, 22 euros.


1987. Une gamine noire de quatorze ans est retrouvée dans un sale état dans les sous-sols abandonnés d'une poissonnerie du New-Jersey, bâillonnée, ligotée, salie par des excréments d'animaux et des inscriptions racistes.
La victime, Sybilla Frye, accuse "des flics blancs" de l'avoir enlevée et violentée. Seulement, cette confession se fait sur un post-it destiné à la lieutenant de police Rodriguez qui se démène pour que Sybilla et sa mère acceptent de porter plainte.
"Elle allait être bien seule.
On l'avait poussée là-dedans comme on pousse une pièce de détail, une vache, un veau, un cochon, vers le toboggan d'un abattoir.
Parce que la mère, Ednetta Frye, avait exigé un policier noir. Une femme policier noire.
Noir lui avait toujours semblé un mot violent. Afro Américain était préférable. Et il y avait nègre, passé de mode.
Si elle était quoi que ce soit, elle était hispanique. Plus grossièrement Tex-mex.
Et pourtant, pour les Hispaniques américains elle était "trop blanche" : pas seulement son apparence, mais sa façon de parler, ses manières..."
Justement, Ednetta Frye, la mère de Sybilla,  refuse tout contact avec l'administration judiciaire, persuadée que cette affaire se retournera contre les siens et attirera l'attention des services sociaux. La violence, elle connaît, elle qui vit depuis des années avec Anis Schutt déjà incarcéré jadis pour avoir tué son ancienne compagne. Dans le quartier défavorisé de Pascayne, la police est l'ennemi visible ; elle est raciste, omniprésente, ce qui exacerbe les tensions raciales.

Les médias ont peu relayé cette effroyable affaire comme si cette agression était secondaire puisque la victime n'est pas "blanche". Or, elle attire l'attention des jumeaux Mudrick . le premier, Marus, est un révérend charismatique, friand des médias, qui adore récupérer des affaires potentiellement médiatiques afin de pouvoir faire sa propre publicité. En retrait, son frère est un avocat connu et reconnu qui prend en charge la défense de Sybilla. Ednetta accepte que sa fille soit mise sur le devant de la scène pour devenir le symbole des droits civiques malmenés. C'est surtout aussi une manne financière inespérée.
"Nous allons secouer la conscience de l'Amérique blanche en révélant ce qui a été fait à Sybilla Frye : votre fille est une martyre, mais elle sera bientôt une sainte".
Cependant, au fur et à mesure des manifestations en tout genre et des réunions, la vérité sur l'affaire fait son chemin. Les faits, pourtant si limpides au début, se troublent.

Sacrifice, en ce mois de novembre 2016, fait incroyablement écho avec l'actualité américaine. Ce roman pointe du doigt les tensions raciales quotidiennes entre communautés jamais vraiment réglées malgré les avancées politiques. Et pour ajouter du piment à l'ensemble, Ednetta et Sybilla Frye sont des personnages troubles, remplies de contradictions, qui se parlent avec les yeux, sans cesse opposées l'une à l'autre mais unies,. Au fur et à mesure du récit, le lecteur sent qu'elles partagent un secret indicible sans pour autant réussir à le percer, car Joyce Carol Oates brouille les pistes, retarde la vérité en invitant d'autres protagonistes par le biais du roman choral, en mettant en avant les récupérations faites sur l'affaire, au point que l'agression, pourtant point de départ de l'ensemble, va devenir secondaire pour revenir au devant de la scène dans le dernier tiers du roman.
"Les équipes de télévision autorisées à l'intérieur de l'église utilisaient des lumières aveuglantes. Au lieu de rester dans l'espace qui leur était réservé, les photographes se mirent à se déplacer pour prendre des photos au flash, certains allant même jusqu'à s'accroupir juste au-dessous de la chaire. Les yeux du révérend Mudrick rougeoyaient dans l'éclair des flashs. Il semblait consumé par une énergie intérieure, ardente".
Le chœur de voix rend ce texte profond et interroge les mentalités sur des notions fondamentales telles l'innocence, la culpabilité, la justice ou la vérité. qui sont en fait remplies de fêlures, de trous qu'il faut sans cesse colmater.

Joyce Carol Oates analyse le comportement des médias, les récupérations politiques et religieuses malsaines par de faux prophètes, et offre un incroyable portrait des jumeaux Mudrick.
L'auteure manie avec virtuose les différents registres. Les voix intérieures des personnages ajoutent de la profondeur à l'ensemble, et on ne sort pas indemne de cette lecture dont il serait faux de croire qu'il n'est que le récit d'un fait divers.