Ed. Au Diable Vauvert, traduit de l'anglais (USA) par Walter Gripp, septembre 2016, 217 pages, 18 euros.
Titre original : Eminent Domain
La nature ne pardonne rien, ou plutôt elle pardonne tout à celui qui comprend qu'elle aussi a ses sautes d'humeur. A la différence de l'être humain, elle est au moins immuable, et pour ceux qui savent la regarder et l'apprécier, elle est une madeleine de Proust, le point de départ vers des souvenirs précieux.
Dan O'Brien est un amoureux de la nature, au point qu'aucune de ses nouvelles n'y intègre la ville dans ce qu'elle a de plus citadine. Tout juste peut-on appeler bourgade la concentration d'êtres humains qui viennent se restaurer, se réapprovisionner, régler des soucis administratifs. La ville existe, mais elle est loin, fantasmée parfois, mais toujours source de stress et d'inconfort. C'est en tout cas ce que ressent Jim Martin, cadre promu à un poste en or, mais loin de chez lui. Pour réfléchir, il part à la pêche, et là, au détour des coins à truites, il pense à son père et à ce qu'il lui a transmis. Pas grand chose diront certains, car Ace Martin était un trou percé, mais avait des valeurs, et surtout un matériel de pêche qui le ramène à l'essentiel quand les rumeurs urbaines et la pression se font trop fortes.
"Pour fuir leur dispute au sujet de son offre de boulot à Los Angeles, il n' a rien trouvé de mieux que de déguerpir. Julie a dû le prendre pour un imbécile quand elle s'est tenue à la porte et l'a regardé balancé son matériel dans le break. "Où est-ce que tu vas ?" avait-elle demandé?
"A la pêche", avait-il répondu sans la regarder". (L'Héritage)
Les grands espaces impliquent le silence et la solitude. Ceux qui les parcourent sont des solitaires en quête d'une aventure existentielle, ou de vrais sauvages qui appréhendent une rencontre fortuite, et privilégient les vieilles amitiés.
"Pauvre terre. Au centre d'un continent. Aussi loin que possible de l'océan, où la pluie commence en été et la chaleur empiète sur l'hiver. Un territoire immense dans lequel les hommes se sentent petits. Pas de clôtures, les vaches se mélangent. Et chaque année, aussi sûre que l'herbe verdit, on rassemble le bétail". (L'Hiver du chat)
Cramer fait partie de ces gens qui ont besoin de sentir la nature au plus proche d'eux. Quand il grimpe le long des parois, il sent la roche, profite du contact de la pierre, la caresse. Cette sensation est immuable. Son ami Mulholland est comme lui ; jadis une femme s'est mise entre eux, mais leur amitié est restée intacte. Il n'y a qu' En apesanteur qu'ils comprennent le monde qui les entoure.
Les vrais habitants de ces lieux sont des animaux. Phoques, oiseaux, oies sauvages, ils contemplent la lente imprégnation des hommes sur les lieux, sûrs que la cohabitation est impossible à long terme. Dans Les Oies sauvages, le lecteur suit un couple d'oies en pleine migration, qui vient se reposer sur un plan d'eau avant la grande ligne droite finale. Le jars est en alerte, car au loin, sur la rive, un couple d'humains les observe. danger potentiel. Au fur et à mesure, la menace se précise, le jars rappelle alors la prédominance animale sur les lieux :
"Il commence à siffler. Un son grave qui sembla venir du plus profond, du plus sauvage de l'oiseau. Un son ancien, primordial, que l'homme et la femme n'avaient jamais entendu. Il changeait de ton et d'intensité, porté par le souffle du jars, les yeux toujours plus noirs, les ailes écartées".
Mais, souvent, les grands espaces pèsent. Beaucoup fuient ou développent un comportement extrême.
Dans Cowboy sur le pont de Concord, le narrateur fuit la ferme familiale pour travailler dans une scierie où il se rend compte que cette vie là n'est pas pour lui. Dans Les Phoques, Jarret et Bob ont fui l'Iowa pour se faire de l'argent en Alaska. Un jour de relâche, ils décident de chasser le phoque. Aux yeux de Jarret, cette petite sortie va vite prendre une allure surnaturelle. Il tire dans le vide, les phoques le fixant sans cesse. Ces regards, ces mirages de phoques, ces tirs qui ne servent à rien, le persuadent qu'il est un étranger parmi cette nature sauvage.
"C'était comme un genre de folie. Quelque chose qui avait à voir avec le fait d'être un homme en Alaska. La frontière. L'état d'esprit frontalier. Oublier tout le reste, en particulier de ce qui se passait autour d'eux".
Malgré tout, on reste attaché à ces paysages naturels à perte de vue, et les transformer, c'est courir un peu à sa perte. Dans Haut Domaine, un vieil excentrique se réfugie avec un fusil dans une voiture de sa casse, visant ceux qui tentent d'approcher son terrain pour l'exproprier.
La violence des récits est souvent latente. Quand elle explose, elle se fait paradoxalement en silence, fruit d'une longue réflexion ou d'une situation inextricable. Vivre en harmonie avec la nature a un prix. Dan O'Brien, à travers ce recueil de dix nouvelles, raconte ces hommes et ces femmes qui ont vécus depuis toujours au sein de ces grands espaces et qui possèdent en eux cette sensation de vide, jusqu'à l'étourdissement. Alors comment combler ce grand trou émotionnel qui ronge peu à peu les habitants ? En ne changeant rien, en restant les garants d'un lieu préservé.