Résistance
"Ma grand-mère a-t-elle succombé sous le coup des choses inouïes et innombrables qu'annonçait Rimbaud ? Elle est arrivée à l'inconnu, ceci est certain. Est-ce l'affolement qui lui a fait perdre l'intelligence de ses visions ?"
Calmes et tranquilles se veulent les nuits, mais Valérie ne dort pas car ses démons, ses angoisses, ses souvenirs la hantent. L'alcool et les médicaments l'aident, mais quand s'en est trop, elle déambule seule, parmi les ombres, le long des quais de la Seine, laissant son corps à des rencontres fortuites alors que son esprit embrumé est ailleurs, comme pour se prouver à elle même qu'elle est encore vivante.
Oui elle est vivante, mais bon nombre de son entourage n'est plus. Cela a commencé avec le suicide de sa grand-mère Louise, puis avec ses collègues de travail devenus des amis avec le temps, l'équipe de Charlie Hebdo. Elle se débat avec le syndrome du survivant, avec cette question omniprésente et sans réponse, pourquoi eux et pas moi ? Alors, elle tente de trouver des réponses chez les psys, les magnétiseurs, les amants d'un soir, s'envole parfois vers Istanbul retrouver l'amant Turc qui, avec ses beaux yeux en amande, la couve du regard et ne demande rien.
Son chat, son goût du théâtre et de la littérature sont des points d'attache.
"Six pieds sous terre camarade, tu n'es pas mort. Comme le prédisait Rimbaud, viendront d'autres horribles travailleurs. Et ils commenceront par les horizons où tu t'es effondré".
Et tant pis si on se moque d'elle quand elle trouve du réconfort dans des phrases de Pascal Quignard. Valérie raconte les jours d'après les attentats de janvier 2015, ceux où il faut s'organiser pour se rendre aux funérailles, ceux où il faut se blinder pour ne pas croire tout ce qui se dit dans les médias, ceux enfin où il faut se souvenir des moments partagés pour ne pas sombrer.
"Tellement de choses ont été dites, les écrans, les journaux, tous ces millions de personnes dans la rue, les photos, les dessins, les hommages, les polémiques sordides. j'ai peur pour mon propre récit. Ce que je savais s'estompe, se mélange à ce que j'apprends, et je ne veux pas corriger mes souvenirs, pas réviser mon histoire. Je ne veux plus parler aux inconnus. Je ne voudrais plus les entendre".
Le choix farouche de liberté et l'irrépressible besoin de refuser une vie conformiste ont un prix. Valérie se perd. Elle a beaucoup maigri, ses jambes ne la portent plus. Le sexe devient un refuge mais le désir tarit. Le récit devient plus décousu, elle claque la porte du psy qui refuse de voir de la normalité dans son comportement. Pelloux, lui aussi "un survivant", reste la pierre angulaire, la stabilité, celui qu'on peut appeler.
D'où cette question lancinante "La vie a-t-elle un sens ?" quand le malheur frappe à votre porte et semble vouloir créer avec vous un lien inédit. L'auteure se débat avec ses contradictions, résiste, vit coûte que coûte. Elle se partage entre Paris, Marseille et Istanbul, ville de son cœur, où le Bosphore propose une image toujours changeante de ses rives. Istanbul l'insaisissable, à la fois asiatique et européenne.
La survie a une fin. A un moment donné, il faut renouer avec la vie, traverser les écueils et avancer. Ce livre fait sûrement partie de sa thérapie personnelle , mettre des mots pour ne pas oublier, écrire des phrases pour partager et refuser l'isolement. Les chapitres sont parfois des écrins de lucidité ou de douleur dans lesquels s'enferment des fulgurances.
Calme et tranquille, c'est la vie, encore et encore, et ces mots de Pascal Quignard, dans La Barque silencieuse, que Valérie Manteau garde en elle : "Montrer son dos à la société, s'interrompre de croire, se détourner de tout ce qui est regard, préférer lire à surveiller, protéger ceux qui ont disparu des survivants qui les dénigrent, secourir ce qui n'est pas visible, voilà les vertus. Les rares qui ont l'unique courage de fuir surgissent au cœur de la forêt".