mercredi 4 novembre 2015

Rendez-vous à Crawfish Creek, Nickolas Butler

Ed. Autrement, octobre 2015, traduit de l'anglais (USA) par Mireille Vignol, 313 pages, 19 euros.
Recueil de nouvelles.

Immensément humain


Les lecteurs de la rentrée littéraire 2014 avaient retenu un nom, Nickolas Butler qui, avec son premier roman très remarqué Retour à Little Wing,  (Editions Autrement) abordait des sujets qui nous concernent tous : la transmission, l'amour, l'amitié, le temps qui passe. En France, ce livre avait même obtenu le Prix Page/America 2014.

Deux ans après, Nickolas Butler étonne à nouveau en présentant non pas un roman choral, mais un recueil de dix nouvelles dont le ton et l'ambiance sont aux antipodes de Retour à Little Wing.
Rendez-vous à Crawfish Creek ( qui est aussi le titre d'une des nouvelles les plus noires du livre ) présente des personnages abimés par la vie et qui tentent de faire face comme ils peuvent. Mireille Vignol, la traductrice du recueil, remarque en postface:
"Chacune d'entre elles [nouvelles] est une plongée aux côtés de gens qui s'escriment à garder une droiture morale dans un monde tordu, à rester bienveillants en dépit de l'hostilité ambiante. Ils y parviennent... plus ou moins bien."

Malgré la noirceur ambiante, on retrouve des thèmes chers à l'auteur. Transmission, amour, amitié sont trois étincelles que les personnages tentent de ne pas éteindre malgré les vicissitudes de la vie. Dans le monde décrit par Butler, les mères abandonnent leurs enfants sans un mot, l'amant punit sa maîtresse trop bavarde en la défigurant à vie, l'écologiste radical est prêt à devenir un meurtrier. Et, au milieu de tout cela, il décrit le sourire d'un enfant, la beauté d'un paysage du Wisconsin, le goût d'une perle d'eau de pluie dans la bouche, un vieux couple qui s'étreint comme au premier jour.

"Être amoureux d'elle revenait à ça: un combat à mains nues" explique le narrateur pour décrire son amour pour l'intrépide Sunny, dans Lenteur ferroviaire. Mais elle résume aussi l'état d'esprit de chaque personnage amoureux décrit dans le recueil. Ce sont des amours éphémères souvent, incandescentes toujours, mais inscrites dans la souffrance. Dans Tronçonneuse party, le couple se rend à une fête dans une église désaffectée, tout en sachant que leur amour ne sera pas assez fort pour résister à l'adultère ; Les restes raconte l'histoire de Mason qui, à la mort de sa mère, se rend compte qu'il n'aime plus sa femme :
"Comment une distance aussi profonde peut-elle se creuser entre deux personnes qui vivent ensemble, dans l'intimité? Deux personnes qui se sont aimées? cette disparition de la magie, de l'amour, de l'amitié, de la décence, de la complicité lui paraît inexplicable (...) Un silence malsain enveloppe leur mariage."
Nickolas Butler estime que l'amour est un sentiment douloureux :
"Et ces nuits-là, quand je lui disais que je l'aimais, il était presque douloureux de prononcer ces mots: ils étaient si vrais et si importants, je croyais en eux autant que je croyais en la rivière." (Lenteur ferroviaire)

Retour à Crawfish Creek est aussi un recueil sur la disparition. Disparition de l'amour mais aussi de l'amitié qu'on croyait indéfectibles ; disparition enfin au sens premier du mot : le deuil.
Sven et Lily et Les Morilles sont deux récits superbes sur l'amitié masculine, celle qu'on croit éternelle parce qu'elle dure depuis l'enfance et qu'elle n'a pas souffert de la réussite ou non des uns et des autres. Et pourtant, il suffit d'un grain de sable pour que tout s'enraye, pour qu'on décide finalement de ne plus se voir pour justement préserver intacte cette idée de l'amitié "à la vie à la mort".
La nuit, l'attente de la personne aimée prend des proportions inédites. La panique s'empare de vous si les conditions sont réunies pour vous croire en danger. Dans Sous le feu de joie, Kat et Pieter plongent sous un lac gelé alors qu'un feu de joie brûlent au-dessus de l'épaisse couche de glace. Et si Kat perdait Pieter, comment remonter ? Comment accepter ce sentiment de perte? Le Goût de nuage met en scène un grand-père et son petit fils qui, à la nuit tombée, attendent en vain le retour de la mère. 

Dans ce recueil de nouvelles, Nickolas Butler raconte l’Amérique profonde, celle des parcs de mobile homes, celle des pick-up devant les fermes isolées, celle des fermetures d'usine et des Walmart ouverts  jour et nuit. Néanmoins, les personnages tentent de rester forts, de croire encore (et toujours) à leurs valeurs. L'auteur, comme l'explique Olivier Adam, reste "à hauteur d'homme". Il ne juge jamais, pose plutôt un regard bienveillant sur ses protagonistes. Il prend soin à leur faire garder la tête haute pour ne pas sombrer dans l'isolement, la solitude, ou pire encore, l'acceptation du châtiment. Et, au milieu de toutes ces existences qui souffrent, aiment, et se déchirent, les  splendeurs des paysages du Wisconsin servent de toile de fond, jetant sur ces fragments de vie un voile de douceur et d’éternité.